Accueil » Livraisons d'histoire de l'architecture » N°33 : « Histoire du (des ? ) patrimoine(s) »
Les Livraisons d’histoire de l’architecture, de leur nom complet Livraisons d’histoire de l’architecture et des arts qui s’y rattachent, ont pour objectif de publier des travaux inédits d’étudiants avancés et de jeunes chercheurs. La revue a été lancée à l’initiative de Jean-Michel Leniaud et de Béatrice Bouvier en 2001 avec la collaboration d’étudiants, doctorants ou non, issus de l’École pratique des hautes études, de l’École des chartes et de l’École du Louvre.
Bisannuelle, la revue s’attache à publier des numéros thématiques dans lesquels sont insérées, le cas échéant, quelques études en varia. On y trouve aussi des actualités sur la recherche en histoire de l’architecture, des comptes rendus bibliographiques et la biographie des auteurs. Longtemps consultables sur le site de l’Ecole nationale des Chartes, les Livraisons d’histoire de l’architecture sont aujourd’hui accueillies par Histara que nous remercions chaleureusement.
La rédaction des Livraisons d’histoire de l’architecture a hésité sur le titre à donner à la présente livraison. Fallait-il employer le mot « patrimoine » au singulier ou au pluriel, parler d’« histoire du patrimoine », ou d’« histoire des patrimoines » ? La nomenclature administrative a évolué sur ce point, on le sait, puisqu’on est passé de la « direction du patrimoine » à la « direction générale des patrimoines ». Les matières traitées, quant à elles, ne se sont pas pour autant multipliées : le temps n’est plus à l’invention de nouvelles catégories de patrimoine, car l’« invention » de l’immatériel n’est plus de première jeunesse. Alors, pourquoi passer du singulier au pluriel ? Du concept unitaire et englobant à la reconnaissance de la diversité factuelle ?
Il est clair que, derrière ce qui pourrait paraître pour une simple coquetterie d’intellectuels répugnant à l’enrégimentement dans des idées générales, se manifeste un phénomène qui découlait de l’Année du patrimoine, en 1980 : le passage des Monuments historiques au Patrimoine. Du rassemblement unitaire sur une liste, celle des « classements », à la diversification : dans l’ordre des supports (matériels ou immatériels), des typologies (rural, balnéaire, etc.), du qualitatif (la cathédrale et le four à pain). Quelques-uns ont protesté, critiqué, ironisé, parlant d’inventaires à la Prévert, ou d’arche de Noé. D’autres y ont vu l’occasion d’un renouvellement prodigieux : les années qui suivirent l’opération de 1980 vécurent l’explosion joyeuse d’un véritable printemps patrimonial.
L’année 1989 et la célébration du Bicentenaire révélèrent autre chose : la mémoire de la France n’était pas unitaire. Elle avait été artificiellement unifiée pendant la Monarchie de Juillet – la création des Monuments historiques avait contribué à le faire – mais un fourmillement de mémoires singulières révélait tout à coup la vitalité de la pluralité mémorielle. J’avais évoqué cette question dans la défunte Revue des monuments historiques et, quelque temps plus tard, dans le Magazine littéraire. C’était à l’occasion de la parution des derniers volumes des Lieux de mémoire qui, eux aussi, insistaient sur une façon nouvelle de concevoir l’histoire de France.
Car, jusqu’alors, personne ne remettait en cause la réalité de l’identité de la France dont Fernand Braudel, reprenant le projet de Lucien Febvre, avait donné la plus célèbre description historiographique. Mais le temps passa vite et lorsqu’en 2009, Jean-Pierre Rioux rendit un rapport sur un projet de « Maison d’histoire de France », une grande émotion s’empara de quelques historiens et archivistes : le projet présidentiel de concevoir un musée chargé de renforcer l’identité culturelle du pays fut, de ce fait, abandonné. Parmi les arguments les plus radicaux qui furent alors exprimés, on retiendra que l’histoire de France résulterait d’une manipulation car la France ne possèderait pas de réalité historique. Ce discours négatif ne déboucha sur rien, sinon qu’à affirmer l’impuissance des spécialistes à construire un récit national englobant.
Dans le même temps que, des années 1980 à l’heure actuelle, les mêmes s’empoignaient sur arrière-plan d’instrumentalisation politique, un phénomène nouveau venait se charger de donner un contenu concret à ces débats théoriques livrés au sein de l’entre-soi : le développement, quantitativement inhabituel, de l’immigration. Fallait-il assimiler, intégrer ou procéder par des juxtapositions de communautés ? On assista à de remarquables débats par voie de presse qui opposèrent quelque temps l’antique conception républicaine de l’unification par l’école et l’enseignement de la langue et de l’histoire à ceux qui pressentaient, malgré quelques réussites, l’échec probable – vu le ratio entre les moyens et les besoins – de cette démarche. D’autres, plus radicaux, voyaient, déjà, l’occasion de renouveler les attendus d’une société encore marquée par son passé. On croyait naguère encore que la révolution naîtrait de la lutte des classes : il suffirait de remplacer le concept marxiste par celui plus actuel de mise en tension des cultures. Le passage de l’unité à la pluralité patrimoniale s’est imposé par lassitude pour les uns, par projet pour les autres. Il précède l’idée, non encore clairement énoncée mais en gestation, de pluralité sociétale – elle découle de la manière française de comprendre la notion anglo-saxonne de « communauté ».
Les hasards de notre recherche scientifique sur l’« histoire des patrimoines » font que la présente Livraison paraît au moment où vient de s’achever une campagne pour l’élection d’un nouveau président de la République au cours de laquelle ces questions ont été évoquées : on a parlé de culture de France, de culture en France, d’identité française, d’absence d’identité française. On a contesté la réalité historique de la France. Au passage, on a même énoncé l’idée que l’art français n’existait pas, en en donnant pour preuve, entre autres, que Jean-Baptiste Lully était florentin – sous-entendant par là sans doute l’existence probable d’une identité florentine… Pour caricaturaux qu’ils soient, ces énoncés doivent se comprendre comme autant d’avancées dans l’énoncé.
L’avenir tranchera peut-être sur la réalité de toutes ces affirmations : elles ne sont légitimes que pour autant qu’elles n’instrumentalisent pas la science et les savants. Au temps du discours idéologique s’oppose celui de la construction patrimoniale. L’aventure du Concorde, écrite dans les pages qui suivent, restera comme un échec technologique et commercial : elle n’en reste pas moins, pour la France et la Grande-Bretagne de l’époque, un fort moment d’histoire nationale. Montalembert écrivit un jour que : « La mémoire du passé ne devient importune que lorsque la conscience du présent est honteuse. » Quant à la sagesse populaire, elle rappelle que l’absence d’histoire constitue le privilège des peuples heureux : les peuples heureux n’ont point d’histoire.
J.-M. L.
« Les chantiers de Saint Louis au miroir de ses « Vies » », par Judith Förstel
« Restauration des monuments historiques versus production nouvelle : l’Encyclopédie d’architecture et la Gazette des architectes et du bâtiment (1851-1869) », par Bérénice Gaussuin
« Un inventaire, combien d’usages ? Le cas du casier archéologique et artistique de Paris et du département de la Seine durant l’entre-deux-guerres », par Laurence Bassières
« L’œuvre architecturale de Paul Gélis (1885-1975) en Alsace, la question du régionalisme », par Florence Lafourcade
« Les nouvelles protections de monuments historiques en Alsace pendant l’entre-deux-guerres : un enjeu national », par Nicolas Lefort
« Le programme de transport supersonique Concorde : de l’innovation à la patrimonialisation », par David Berthout
« Diagnostic patrimonial et histoire urbaine », par Loïc Vadelorge
« Jules Février (1842-1937), architecte méconnu de l’hôtel Gaillard », par Cécile Gastaldo
« Les chantiers de Saint Louis au miroir de ses « Vies » », par Judith Förstel
La thématique des chantiers royaux constitue un élément récurrent des biographies consacrées à Saint Louis. Elle est présente dès la première Vita, écrite quelques années après la mort de Louis IX par son confesseur, le dominicain Geoffroy de Beaulieu, et se trouve ensuite régulièrement enrichie. Néanmoins, l’éclairage ainsi apporté sur la commande architecturale du roi laisse dans l’ombre certains aspects de celle-ci : les auteurs ne s’intéressent guère à la matérialité monumentale de ces édifices, et ils passent sous silence une partie des chantiers financés par le souverain. L’étude des « Vies de Saint Louis » permet ainsi de mesurer l’écart qui peut exister entre la réalité de la commande royale et l’image qu’en ont retenu les écrivains du XIIIe et du XIVe siècle, focalisée non seulement sur les établissements conventuels et hospitaliers, mais aussi sur la région parisienne.
« Restauration des monuments historiques versus production nouvelle : l’Encyclopédie d’architecture et la Gazette des architectes et du bâtiment (1851-1869) », par Bérénice Gaussuin
L’Encyclopédie d’architecture et la Gazette des architectes et du bâtiment sont deux revues du XIXe siècle qui se succèdent et reflètent la pensée de l’architecture de leur temps. Particulièrement liées au monde des monuments historiques, elles font apparaître les notions de « restauration » et de « création » en architecture dans leurs choix éditoriaux. Dans une continuité éditoriale, elles proposent de mêler deux notions qui nous semblent aujourd’hui bien distinctes. La restauration est prise en charge par les architectes qui l’assimilent à leur discipline. Ce nouveau champ nécessite des savoirs techniques nouveaux que les deux revues cherchent à diffuser le plus largement possible, s’adressant aux praticiens. Pourtant, au fil des publications, les monuments historiques disparaissent de ces publications se limitant à quelques exemples longuement exposés car porteurs de théorie.
« Un inventaire, combien d’usages ? Le cas du casier archéologique et artistique de Paris et du département de la Seine durant l’entre-deux-guerres », par Laurence Bassières
À l’inverse d’autres inventaires à visée patrimoniale constitués en France au XXe siècle selon un objectif précis, le « Casier archéologique et artistique de Paris et du département de la Seine » avait été pensé comme un instrument pouvant servir de multiples ambitions. Cet inventaire architectural et urbain, réalisé entre 1916 et 1928 à Paris et en banlieue, avait été imaginé par l’architecte-voyer Louis Bonnier, qui dirigea toute sa constitution, avec l’aide de l’archiviste-paléographe Marcel Poëte et la collaboration d’une instance de protection patrimoniale parisienne, la Commission du Vieux Paris. Constitué selon des méthodes originales et selon une définition large et novatrice du patrimoine, il avait été conçu à la fois comme un instrument d’urbanisme, qui devait permettre d’intégrer au Grand Paris alors en préparation la prise en considération de la ville existante ; comme une base documentaire, dans l’objectif notamment de servir à l’élaboration de l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques ; enfin comme une œuvre en soi, susceptible d’être l’objet d’exposition et de publication.
« L’œuvre architecturale de Paul Gélis (1885-1975) en Alsace, la question du régionalisme », par Florence Lafourcade
Paul Alfred Henri Gélis (1885-1975) parisien d’origine, est architecte en chef des Monuments historiques pour les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin, de l’Ain, de la Saône-et-Loire et du Rhône de 1920 à 1940, puis pour les départements du Loiret et du Nord de 1940 à 1959. La carrière de cet architecte est en grande partie consacrée aux reconstructions d’édifices endommagés par les deux guerres mondiales. Néanmoins la variété des interventions en lien avec l’Alsace posent la question de la relation de l’architecte à cette région. À travers l’étude de certains de ces travaux, menés en Alsace ou ayant pour objectif de diffuser l’Alsace à un public plus large, cette étude révèle les liens qui unissent Paul Gélis à cette région et son rapport au régionalisme.
« Les nouvelles protections de monuments historiques en Alsace pendant l’entre-deux-guerres : un enjeu national », par Nicolas Lefort
En 1918-1919, l’Alsace retourne à la France après un demi-siècle d’annexion à l’Empire allemand. Pendant l’entre-deux-guerres, elle conserve un régime de protection des monuments historiques particulier, composé de dispositions issues des législations française et allemande. Dans cette région frontière, les nouvelles protections constituent un enjeu national. Il s’agit pour l’administration française des Beaux-Arts de démontrer l’appartenance du patrimoine alsacien au patrimoine national et de le placer progressivement sous le contrôle du service des monuments historiques. Les nouvelles protections, prononcées à Strasbourg puis à Paris, sont très nombreuses. Elles portent d’abord sur les vestiges et souvenirs de guerre du front d’Alsace et les monuments du XVIIIe siècle « français », puis sur les maisons à pan de bois et à oriel caractéristiques de l’architecture régionale traditionnelle. Elles remettent parfois en cause les plans d’aménagement et d’urbanisme hérités de la période allemande.
« Le programme de transport supersonique Concorde : de l’innovation à la patrimonialisation », par David Berthout
Depuis le XVIIIe siècle, l’histoire de l’aéronautique a été bâtie sur des exploits humains et des défis technologiques. L’une des aventures les plus marquantes de l’aviation est celle du transport supersonique (TSS) Concorde. De sa conception dans les années 1950 à la fin de son exploitation en 2003, l’avion a été à l’avant-garde de technologies appliquées par la suite aux autres gammes d’avions, permettant à l’industrie aéronautique européenne de devenir l’une des premières au monde. Cependant, des faiblesses structurelles comme le bruit des moteurs et une grande consommation en carburant, combinées à des conditions économiques et environnementales défavorables, ont contribué à sa mise en échec commercial. Et c’est là tout le paradoxe de Concorde. L’avion de tous les superlatifs, le plus beau, le plus rapide, le plus avancé, le plus performant, cet avion véritablement mythique et l’un des plus adulés de l’histoire de l’aéronautique, est aussi l’un des avions qui aura subi le plus de rejet.
« Diagnostic patrimonial et histoire urbaine », par Loïc Vadelorge
L’objet de cet article est d’examiner les conditions d’une mobilisation d’une histoire urbaine élargie au service d’un renouvellement des villes contraint depuis la loi SRU à prendre en compte les « ensembles urbains remarquables ». L’étanchéité relative des champs de l’urbanisme et du patrimoine mais aussi la défiance implicite entre recherche fondamentale et recherche appliquée ne pourront évoluer qu’à la faveur d’une mise en histoire de la notion de « diagnostic ». L’émergence problématique de ce terme ne peut être simplement lue comme une instrumentalisation du patrimoine dont la description est aujourd’hui assignée à l’utilité publique. Elle traduit également des glissements épistémologiques de la notion, via notamment son extension à la ville. Ces glissements augurent d’un usage patrimonial potentiel de l’histoire urbaine dont il importe de dessiner les grandes lignes.
« Jules Février (1842-1937), architecte méconnu de l’hôtel Gaillard », par Cécile Gastaldo
Jules Février (1842-1937) a fait l’objet d’une étude monographique à l’École Pratique des Hautes Études sous la direction de Jean-Michel Leniaud (mémoire de Cécile Gastaldo). Il semble judicieux de s’intéresser à cet architecte méconnu et à l’oeuvre phare de sa carrière : l’hôtel Gaillard (Paris 17e), édifice néo-Renaissance évoquant l’aile Louis XII du château de Blois. Propriété de la banque de France depuis 1919, celui-ci s’apprête à devenir Cité de l’économie et de la monnaie en 2018. Qui est donc l’architecte de l’hôtel Gaillard ? Formé à l’école des Beaux-arts auprès de Constant-Dufeux, Jules Février collabore aux côtés d’Alfred Pierre Hubert Decloux en 1872, avant d’acheter sa clientèle. Ses commanditaires sont des personnalités en vue : le banquier Émile Gaillard, les peintres Baugnies, le porcelainier Haviland, la courtisane Valtesse de la Bigne et le docteur américain Evans. Pour eux, Février réalisera des hôtels particuliers, situés principalement dans le quartier de la plaine Monceau. Bien que privée, sa production architecturale demeure très variée. Le programme de l’hôtel particulier parisien fait écho à la villa ou au château de province (celui des Civet à Saint-Maximin dans l’Oise). Loin de se limiter au statut de pasticheur du passé, Jules Février est un architecte de son temps, acteur du Paris moderne. De 1881 à 1910, il travaille pour le compte de la Société Générale et de la compagnie d’assurances L’Urbaine-Vie, pour laquelle il construit de nombreux immeubles de rapport (occupés par des locataires de toutes classes sociales) dans différents arrondissements de la capitale. Citons parmi les principaux, ceux de la rue de l’Université (7e) et l’avenue des Champs-Élysées (8e). Fruit d’une collaboration avec son fils Raymond, le palace Métropolis achevé en 1911 à Madrid pour la compagnie d’assurances L’Union et le Phénix espagnol, vient habilement couronner sa carrière d’architecte, par un rayonnement à l’étranger.