Projet Lauréat PSL-Columbia 2018 :
Eliseo Aja Fernández, Democracia y socialismo en el siglo XIX español: el pensamiento político de Fernando Garrido, Madrid, Edicusa, 1976.
Joaquín Beltrán Dengra, El populismo en el republicanismo federal español hasta 1868 y especialmente en Fernando Garrido Tortosa, Barcelona, Virus, 2012.
Gloria Espigado Tocino, « La buena nueva de la mujer profeta: identidad y cultura política en las fourieristas Ma Josefa Zapata y Margarita Pérez de Celis », Pasado y Memoria. Revista de Historia Contemporánea, 2008, n°7, p. 15-33.
Javier Fernández Sebastián, « Liberales y liberalismo en España, 1810-1850. La forja de un concepto y la creación de una identidad política », Revista de Estudios Políticos, 2006, n°134, p. 125-176.
José Miguel Fernández Urbina, Sixto Cámara, un utopista revolucionario, Bilbao, Universidad del País Vasco, 1984.
Albert García-Balaña, « À la recherche du Sexenio Democrático (1868-1874) dans l’Espagne contemporaine. Chrononymies, politiques de l’histoire et historiographies », Revue d’histoire du xixe siècle, 2016/1, n°52, p. 81-101.
Jorge Maluquer, El socialismo en España, Barcelona, Crítica, 1977.
Manuel Morales Muñoz, « La oposición democrática en la génesis revolucionaria (1848-1868) », Bulletin d’Histoire Contemporaine de l’Espagne, 2020, n° 55 [en ligne].
Florencia Peyrou, « ¿Voto o Barricada? Ciudadanía y revolución en el movimiento demo-republicano del periodo de Isabel II », Ayer, 2008, n° 70, p. 171-198.
Florencia Peyrou, « 1848 et le Parti démocratique espagnol », Le Mouvement Social, 2011, n° 234, p. 17-32.
Florencia Peyrou, « The role of Spain and the Spanish in the creation of Europe’s transnational democratic political culture, 1840–70 », Social History, 2015, n° 40, p. 497-517.
Florencia Peyrou and Juan Luis Simal, « Exile, Secret Societies, and the Emergence of an International Democratic Culture », inJoanna Innes and Mark Philp (dir.), Re-imagining Democracy in the Mediterranean 1780-1860, Oxford University Press, 2018, p. 205-230.
Guy Thomson, The Birth of Modern Politics in Spain: Democracy, Association and Revolution, 1854-75, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010.
La République démocratique, fédérale et universelle, brochure rédigée dans l’effervescence du Bienio progresista enfanté par la révolution espagnole de juillet 1854, est sans doute l’écrit de Fernando Garrido Tortosa (1821-1883) qui eut le plus de succès du vivant de ce prolifique homme de lettres. Avant de s’installer à Madrid en 1845 et de devenir progressivement l’une des figures incontournables du républicanisme socialiste espagnol du mitan du XIXe siècle, Garrido fait son apprentissage professionnel et politique à Cadix, où sa famille était six ans plus tôt arrivée depuis sa Carthagène natale et où, surtout, parallèlement à des études d’art qui lui permettraient à certains moments de sa vie d’exilé de vivre de la peinture, de la lithographie et du dessin, il découvre le fouriérisme, le saint-simonisme et l’owénisme dans des tertulias socialistes et collabore à quelques journaux locaux.
Fondateur dès mars 1846 de La Atracción, revue aussi éphémère que confidentielle, Garrido fait rapidement partie des principaux promoteurs madrilènes de la théorie phalanstérienne. L’engagement coûte sinon la vie, comme à Sixto Cámara, l’un de ses « plus anciens, loyaux et chers amis » à qui il rend un vibrant hommage quelques mois après sa mort en 1859, du moins des procès, des amendes, des exils et des peines de prison et de bannissement à répétition, notamment à partir de 1848. Cette année-là, il tente par tous les moyens d’engager l’Espagne dans le printemps européen des peuples et dans l’imitation des Parisiens qui obtiennent à la fin du mois de févier l’avènement d’une République démocratique et sociale. Dès début mars, il lance un journal dont le titre – La Organización social – rend hommage à Louis Blanc et le contenu plaide pour une régénération fouriériste des rapports socio-économiques. Il n’hésite pas non plus à participer aux barricades madrilènes du 26 mars et du 7 mai.
L’année suivante, parallèlement à la collaboration aux journaux El Eco de La Juventud et La Asociación, la direction de la société secrète Los Hijos del Pueblo et l’adhésion au nouveau Parti démocratique espagnol, Garrido publie des premiers catéchismes politiques comme Propaganda democrática. Instrucción política del pueblo, les Cartas del apóstol socialista a Juanón el Bueno, alias el Pueblo Español ou encore Defensa del socialismo. Ces activités lui valent un séjour en prison où il fait la connaissance d’Emilio Castelar, son futur avocat et préfacier du catéchisme ici traduit, puis un premier exil prolongé à Paris et surtout à Londres où, à partir de la fin 1851, il représente les démocrates espagnols au Comité central démocratique européenfondé en juillet de l’année précédente par l’Italien Mazzini, le Polonais Darasz, l’Allemand Ruge et le Français Ledru-Rollin.
De retour à Madrid pour participer à la révolution de juillet 1854, il lance avec son ami fouriériste Ignacio Cervera El Eco de las Barricadas, journal dans les colonnes duquel paraît une première version d’Espartero y la revolución. Ce texte et son El Pueblo y el trono, jugés trop révolutionnaires, l’amènent à nouveau devant des tribunaux qui non seulement l’acquittent, mais qui lui donnent surtout une nouvelle célébrité. Candidat malheureux aux élections pour la nouvelle Assemblée constituante, Garrido s’attèle alors à la rédaction de La République démocratique, fédérale et universelle qu’il dédie, dès sa première éditionimprimée en 1855 à Lérida, aux « classes productives ». L’année suivante, dans la préface de la deuxième édition ici traduite, le jeune Castelar qualifie ce catéchisme républicain d’« évangile de la Démocratie » et présente son auteur comme « l’un des plus illustres défenseurs » de « la jeunesse démocratique » qui, grâce à « la clarté et à la simplicité de son verbe » et à son intégrité sans faille, « sera toujours le plus populaire des écrivains de la Démocratie ». L’avenir donnerait d’une certaine manière raison à cette prédiction, puisque cette brochure serait déjà à sa septième édition en 1868 et à sa seizième en 1881.
Composé d’une introduction, d’un résumé conclusif et de trois sections centrales dont deux adoptent la format classique d’une leçon civique sous forme de questions-réponses, ce catéchisme souhaite répondre au « besoin urgent d’instruire les classes laborieuses » et de « raviver leur espoir et leur confiance dans le triomphe de la Justice et de la Liberté ». Garrido y défend surtout l’idée que la République démocratique, fédérale et universelle, c’est-à-dire « le gouvernement direct du Peuple par lui-même et la Fédération de tous les peuples », est le seul sytème politique qui respecte entièrement les droits naturels de tous tous les hommes, qui puisse en retour leur exiger des devoirs et des vertus sociales et qui fasse advenir le règne de la paix et du bonheur perpétuels de l’Humanité. Puisque « la pratique des principes moraux de l’Évangile » que sont « la Liberté, l’Égalité et la Fraternité » est « chez elle un dogme et la base de tous les droits et de toutes les lois », cette République est aux yeux du démocrate socialiste « la plus chrétienne des institutions politiques ou, mieux encore, la seule institution vraiment chrétienne ».
Cette République à la fois communaliste et internationaliste reste après 1856 d’autant plus le combat de sa vie que Garrido, en bon chrétien et socialiste du XIXe siècle, ne doute jamais de son avènement inéluctable. Après un nouvel exil prolongé à Paris et à Londres pendant lequel il publie de nombreux livres sur l’histoire espagnole récente et sur la démocratie, le socialisme, le mouvement ouvrier et leur répression, Garrido participe à la révolution de 1868, se fait élire député aux Cortès de 1869 et de 1872 et, à peine la République fédérale proclamée en janvier 1873, devient intendant général des Philippines. Le coup d’État du général Pavía en janvier 1874, puis la dictature de Serrano le contraignent néanmoins à reprendre la route de l’exil, d’abord vers Lisbonne et Porto, puis vers Paris. De retour en Espagne, il publie entre 1879 et 1883, année de son décès à Cordoue, plusieurs essais importants dont un sur les coopératives ouvrières de production et de consommation.
I. Introduction
Les classes productives sont le soutien de la société. Elles sont la société même, puisque sans elles il n’y a pas de société possible.
Cela est si vrai qu’aucun homme pourvu d’un peu de bon sens ne le remettra en question. Par conséquent, n’est-il pas logique que l’on procure instruction, richesse, droits politiques, garanties et considérations sociales à ceux dont la société a le plus besoin et sans le travail desquels elle ne pourrait exister ? Cela est pourtant loin de se passer ainsi : travailleur et pauvre sont synonymes. Il suffit de faire partie de cette classe pour être exclu de tous les plaisirs, considérations et droits distribués à foison à ceux qui exploitent la société.
Aujourd’hui, comme il y a deux mille ans, le travailleur reste l’esclave des hommes et des choses. Il produit pour que d’autres consomment. Il offre ses enfants à la défense de lois édictées par ses oppresseurs contre lui. Il verse son sang pour conserver l’indépendance d’une patrie dans laquelle il est esclave et qui ne lui concédera que six pieds de terre le jour où il quittera la lourde charge de sa vie.
Cette horrible injustice, qui ne pourrait se concevoir si elle ne se prolongeait depuis des milliers d’années, a traversé différentes phases. À l’origine, la société était divisée en deux castes : les travailleurs esclaves et les consommateurs libres. Les formes de l’esclavage ont ensuite changé : il n’y a plus eu de castes vouées fatalement et exclusivement au travail et à l’esclavage. Il y a eu des luttes, et les vaincus sont devenus les travailleurs et esclaves des vainqueurs, lesquels ne cessaient de consommer et de faire la guerre afin d’accroître le nombre d’esclaves travaillant pour eux.
Après que le droit de recourir à la force et à la conquête a été profondément modifié au Moyen Âge, l’esclavage des travailleurs s’est transformé en servitude. Puis, avec l’avènement du régime de liberté et d’égalité proclamé par la civilisation moderne, la servitude a été remplacée par le prolétariat ou esclavage indirect. Aujourd’hui, il n’y a plus ni esclaves ni serfs, mais il y a des prolétaires qui travaillent et ne consomment pas, qui naissent, vivent et meurent dans la misère, esclaves du premier maître que le sort leur réserve.
Dans ce nouveau régime qui, pour les classes productives, est un progrès davantage moral que concret par rapport à leur condition précédente, l’esclavage dissimulé perd le caractère odieux de la violence et semble un acte volontaire. Il peut arriver que le riche d’hier rejoigne la masse des esclaves qui quémandent un morceau de pain à un maître, ou que le travailleur d’hier, enrichi par un coup du sort, rejoigne la famille des privilégiés qui vivent du travail d’autrui.
À l’évolution politique qui a émancipé les serfs en abolissant les droits féodaux et seigneuriaux a succédé une lutte sanglante qui dure encore, et qui a pour objet d’assurer au Peuple la jouissance de ses droits et libertés en l’émancipant du prolétariat, ultime phase de l’esclavage. En dépit des incertitudes de la lutte, les peuples ont toujouts triomphé, mais n’ont jamais récolté les fruits de leurs victoires.
Les plus avertis et habiles, qui avaient sous le précédent régime eu accès à l’instruction ou au capital, voire aux deux, ont exploité les victoires d’un Peuple dont la condition n’a malgré ces victoires pas évolué.
Plus de vingt mille millions en propriétés nationalisées ou sur le point de l’être – propriétés qui devraient revenir de droit au Peuple dont la pauvreté suffit à prouver qu’il a été spolié – ont été, sont et continueront d’être accaparés par les riches lors des futures nationalisations de biens du clergé. Si la richesse nationale augmentera, la misère du Peuple aussi.
Les droits politiques, pour la conquête desquels les classes laborieuses ont généreusement versé leur sang, ont été, sont et seront grâce au cens électoral accaparés par ceux qui possèdent du capital, un certificat fiscal ou une maison qui ne mérite pas les noms de bicoque ou de masure.
Il en est de même pour la presse, dont l’accès est réservé à ceux qui versent une provision de quelques milliers de douros pour s’exprimer dans un journal. Si vous ajoutez les obstacles à l’enseignement et l’interdiction des droits de réunion et d’association, vous aurez un aperçu des avantages retirés des révolutions par les classes laborieuses.
Ces faits sont la preuve irréfutable que la révolution n’a à ce jour pas profité au peuple ouvrier. C’est la preuve que, à quelques honorables exceptions près, les exploiteurs des révolutions sont les premiers à s’opposer aux justes revendications des classes laborieuses, les premiers à intégrer les rangs de la réaction. Athées convertis en jésuites, descamisados[1] transformés en banquiers, soldats de la révolution devenus généraux royalistes, tribuns du Peuple convertis en ministres des despotes, fils bâtards de la révolution, stupides, égoïstes et ingrats à l’égard de leur généreuse mère, ils lui tournent le dos en méprisant le Peuple. Oubliant le passé, ne voyant rien dans l’avenir, ils se regroupent autour d’un trône vermoulu à l’ombre duquel ils pensent garantir les richesses et les privilèges acquis pendant les révolutions faites au nom du Peuple. Presque tous les acquéreurs de biens nationaux sont aujourd’hui des ennemis du Peuple, des royalistes, des polacos[2] furibonds. On peut en dire autant des généraux qui ont combattu pour la liberté, ou encore des écrivains et des orateurs qui, portés par leur popularité, ont atteint les plus hautes positions sociales et politiques. Et que dire des banquiers, sangsues frêles au début de la révolution et désormais grosses du sang du Peuple exsangue ?
Ces pharisiens, chez qui on ne trouve pas une once d’amour du Peuple, font semblant de croire avec la meilleure bonne foi que, en pressant le Peuple par les nombreux moyens légaux à leur portée, ils font une chose naturelle, juste et pour laquelle ils ne doivent ressentir aucun remords.
La triste conséquence de l’ingratitude et la cécité des hommes portés au sommet par la révolution est, d’une part, de susciter chez le Peuple une haine profonde non seulement à leur égard, mais aussi à l’égard de tous ceux qui possèdent et regardent avec dédain ou indifférence son malheur et, d’autre part, d’écarter les propriétaires des masses, de la révolution et du progrès qui doit profiter à tous.
Que les riches, que les carlistes et les modérés s’évertuent à éloigner du chemin du progrès, en soient persuadés : l’ordre, la paix à laquelle ils aspirent et la sereine possession de leurs richesses ne seront pas possibles tant que la société – assise sur des bases plus justes et par conséquent plus solides – n’aura pas ouvert ses bras fraternels aux déshérités, aux parias condamnés à travailler, à végéter et à se traîner dans la misère par l’iniquité d’une société barbare et monarchique qui pèse encore durement sur nous.
En se séparant des ennemis du Peuple, des carlistes et réactionnaires de toute nuance, en se mettant à la tête du grand parti de la réforme, et en marchant au premier rang des masses disposées à satisfaire leurs droits et à garantir leurs libertés, les classes favorisées éluderont les dangers auxquels les expose l’inévitable catastrophe des partis corrompus et immoraux. Elles garantiront ainsi leurs positions et leurs fortunes et, plus précieux encore, s’assureront de la bénédiction et de l’amour des peuples dont elles auront contribué à améliorer la condition et qu’elles auront aidés à s’émanciper de l’oppression, de l’ignorance et de la misère.
Les devoirs de la fraternité doivent être encore plus sacrés pour ceux qui, grâce à leur instruction et leur richesse, peuvent plus facilement les comprendre et les honorer.
Ce que nous disons aux classes favorisées, nous le répétons à la jeunesse.
La jeunesse étudiante est une nouvelle génération qui profite de la fortune de ses parents pour se lancer dans les carrières scientifiques et qui fournira les législateurs et les grands hommes politiques de demain. Elle a le devoir de transmettre ses connaissances au Peuple pauvre à qui la société injuste et aveugle refuse l’instruction.
La jeunesse, appelée par sa foi, son enthousiasme et sa science à être l’avant-garde du progrès et le palladium de la liberté, doit chercher son soutien dans le Peuple. Elle doit, grâce à l’instruction, le préparer à démolir le vieil édifice du passé, qui est un mélange ruineux et répugnant de couvent et de prison, de palais et de caserne, de bagne et de citadelle.
Comment pourriez-vous, sans débarrasser la terre des sombres restes de ces institutions exécrées, ériger le magnifique alcazar du Peuple, cet idéal de justice, d’amour et de liberté que vous entrevoyez à l’horizon au-delà des décombres qui obstruent le chemin ?
Ce n’est qu’en assumant ce devoir sacré que la jeunesse se libérera du sort néfaste qui a été le lot des générations qui l’ont précédée pendant ce siècle sanglant. Si elle échoue à sa mission, si elle abandonne la sainte cause du peuple, si elle se laisse séduire par le lustre artificiel et le pouvoir chancelant des oppresseurs, si elle s’écarte du droit chemin, la jeunesse et plus tard ses enfants souffriront les conséquences de son erreur. La réaction paiera ses bons services en réprimant sa pensée, en noyant ses généreuses aspirations, en contrariant ses sentiments. Alors, se voyant complice de ceux qui exploitent la misère et l’ignorance du Peuple, la jeunesse éprouvera de cruels remords. Elle tremblera d’horreur face au sombre avenir qu’elle prépare à ses enfants et face à la terrible voix du Peuple qui l’accusera de ses malheurs et l’exterminera avec ses oppresseurs.
Mais nous connaissons la jeunesse et nous ne craignons pas qu’elle déserte la noble et juste cause du Droit et de la Liberté.
Quand la jeunesse, qui ignore l’égoïsme, a-t-elle cessé de combattre pour des grandes et justes causes sans compter le nombre de ses ennemis ?
Ce n’est pas tant son intérêt que son cœur qui la porte au combat suprême de ce siècle qui déterminera définitivement si les peuples seront libres ou esclaves et si le bien est possible sur terre.
Les classes favorisées et la jeunesse sont autant concernées que le Peuple travailleur et les classes pauvres par le triomphe de cette révolution que nous attendons ardemment et qui est le complément indispensable de l’évolution politique de la civilisation moderne.
Le triomphe est inéluctable. Les révolutions précédentes auraient sinon été stériles, inutiles et illogiques. Nous ne nous lasserons jamais de le répéter à ceux qui craignent les révolutions : il n’y aura ni paix ni repos tant que la grande révolution européenne n’aura pas couronné les précédentes révolutions en émancipant les classes laborieuses de l’ultime et douloureuse phase d’esclavage. Révolution latente ou patente : la guerre, avec ses variantes, crimes et horreurs, embrasera les villes et dévastera les champs. Les carences sociales sont comme les passions de l’homme : elles conspirent, s’agitent et luttent jusqu’à être soulagées. Mais, pour que le XIXe siècle et notre génération puissions vivre le surprenant spectacle du triomphe universel et définitif des lumières sur l’ignorance, du droit sur le fait, de la liberté sur l’esclavage, il faut que les classes laborieuses que doit emanciper cette grande révolution connaissent leurs droits et leurs vrais intérêts pour ne plus être le jouet ni l’instrument aveugle de leurs ennemis. Il faut qu’elles abandonnent une fois pour toutes les vieux étendards sales et ensanglantés du fanatisme clérical et de la monarchie exploiteuse pour lesquels elles ont versé un sang retribué par des chaînes et de l’ignorance.
Il faut que les classes laborieuses combattent pour elles-mêmes, pour leurs intérêts, pour leurs droits, pour leur émancipation, pour léguer à leurs enfants un avenir digne de personnes rationnelles et pensantes. Il faut par-dessus tout qu’elles dépassant l’étroite sphère de leurs intérêts individuels et envisagent l’émancipation de tous les opprimés, la liberté des frères qui gémissent sous le joug des despotes d’Europe. Car leur liberté ne peut être que le fruit de la Liberté générale et leur bien-être la conséquence du bonheur de tous.
Pour que le Peuple voie ses droits satisfaits et ses libertés garanties – qui sont les libertés de la société entière –, encore faut-il qu’il les connaisse et que l’instinct qui l’a toujours porté à défendre de manière spontanée et désintéressée les causes justes se transforme en une conviction claire et profonde.
Il est essentiel que le Peuple s’éduque : l’instruction est la condition de son émancipation politique qui, à son tour, est celle de son émancipation sociale.
Sans conquête des droits politiques, jamais les classes laborieuses n’obtiendront leurs droits sociaux.
La conquête de leurs droits politiques suppose d’avoir vaincu leurs adversaires. Alors les droits sociaux, privilèges des vainqueurs, ne se quémanderont pas, ils se décréteront.
Les classes laborieuses n’obtiendront leurs droits politiques que par l’instruction, la vertu, l’unité et le courage.
Si elles peuvent compter sur quelques partisans sincères et fougueux dans les classes favorisées et instruites, ils sont hélas peu nombreux. Beaucoup de ceux qui se prétendent défenseurs des droits du Peuple ne sont en réalité que des exploiteurs de ses opinions, des hommes pour qui la politique est une carrière comme l’étaient autrefois celles de moine ou de courtisan. Nos propos sont hélas avérés par toutes les apostasies que nous observons depuis un demi-siècle.
C’est pourquoi, connaissant le besoin urgent d’instruire les classes laborieuses auquel je souhaite contribuer avec ma modeste intelligence, je publie et je leur dédie ce petit livre où j’ai tenté de rassembler le plus clairement et précisément possible les notions élémentaires sur leurs droits et sur les principes démocratiques dans lesquels est contenu l’avenir de la société moderne.
Je souhaite que mes frères travailleurs, qui souffrent, travaillent et espèrent comme moi, trouvent dans cet opuscule de quoi raviver leur espoir et leur confiance dans le triomphe de la Justice et de la Liberté sur terre. J’aurai alors obtenu la seule récompense à laquelle j’aspire.
II. Des droits et devoirs de l’homme
Question : Que faut-il comprendre par « droits de l’homme » ?
Réponse : À la naissance, l’homme apporte avec lui le droit de développer, librement et selon les exigences de sa nature, les facultés physiques, morales et intellectuelles qui constituent son être. Ces trois facultés se traduisent en besoins et actions dont la réalisation constitue des droits supplémentaires, qui ont pour seule restriction le droit de l’autre.
Q. : Auriez-vous l’amabilité de m’expliquer chacun de ces droits ?
R. : L’homme a la faculté de penser et le besoin d’exprimer et de réaliser sa pensée. De là découlent les droits de libre arbitre et de liberté d’action qui, en langage politique, se déclinent en liberté de culte, d’enseignement, de presse, de réunion, d’association, d’industrie et de commerce.
En tant que membre de la société, l’homme a le droit d’intervenir directement dans la nomination de l’administration publique, aussi bien Municipale que Provinciale, Nationale, Continentale et Universelle. Il a le droit de ratifier les accords et les lois, de se défendre librement et d’être jugé par ses pairs.
L’homme a besoin de préserver sa vie, besoin qui implique les droits à l’assistance, à l’instruction et au travail, lequel est à l’origine du droit de propriété. À la satisfaction de chacun de ces droits correspond un devoir de la société envers l’homme.
Q. : Que faut-il entendre par droit de libre arbitre ?
R. : C’est le droit de manifester notre opinion ou jugement sur toutes les choses et les personnes sans exception ni soumission à aucune loi.
Q. : Que faut-il entendre par liberté de culte ?
R. : C’est le droit de vénérer Dieu de la forme et la manière que l’on préfère, sans intervention de l’autorité ni des lois.
Q. : Que faut-il entendre par liberté d’enseigner ?
R. : C’est le droit d’instruire ou de transmettre nos idées et connaissances à quiconque souhaite les recevoir.
Q. : Que faut-il entendre par liberté de presse ?
R. : C’est le droit d’imprimer et publier librement nos idées et opinions sur des choses et des personnes sans versement d’une provision, sans responsabilité de l’éditeur, et sans soumission à des lois, des censeurs ni des autorités.
Q. : Que faut-il entendre par droit de réunion ?
R. : C’est le droit qu’ont tous les individus de se réunir pacifiquement, de la manière et au moment de leur choix, sans en demander la permission à quiconque.
Q. : Que faut-il entendre par droit d’association ?
R. : C’est le droit qu’ont les individus de s’associer dans n’importe quel but qui ne soit pas criminel, de la manière et dans la forme de leur choix.
Q. : Que faut-il entendre par liberté d’industrie ?
R. : C’est le droit qu’a chacun d’exercer la profession, l’art ou le métier le plus conforme à ses inclinations et intérêts, sans dépendre d’un examen, diplôme ou permis de l’autorité.
Q. : Que faut-il entendre par libre-échange ou liberté de commerce ?
R. : C’est le droit d’acheter, de vendre, de transporter et d’échanger la propriété ou les produits du travail, sans entraves fiscales ni douanes ni registres.
Q. : Que faut-il entendre par intervention directe dans l’administration publique ?
R. : C’est le droit, pour tout adulte, de nommer les individus qui sont appelés à administrer la société et le droit de sanctionner leurs accords et leurs lois. Le suffrage universel et la sanction des lois par le Peuple répondent à ce droit.
Q. : Que faut-il entendre par libre défense ?
R. : C’est le droit d’assurer sa propre défense ou de choisir un défenseur dans tout litige ou procès judiciaire.
Q. : Que faut-il entendre par être jugé par ses pairs ?
R. : C’est le droit du Peuple d’administrer lui-même la justice, en nommant ses juges. Le jury garantit l’exercice de ce droit.
Q. : Pouvez-vous me présenter l’ensemble des droits de l’homme ?
R. : Les voici :
Droit de libre arbitre |
Liberté de culte | |
Liberté d’enseignement | ||
Liberté de presse | Liberté | |
Liberté d’action |
Liberté de réunion | Droits individuels |
Liberté d’association | ||
Liberté d’industrie | ||
Liberté de commerce | ||
Intervention directe dans l’Administration publique | Suffrage universel | |
Sanction des lois par le Peuple | Égalité | |
Être jugé par ses pairs | Institution du Jury | Droits individuels |
Droit de libre défense | ||
Droit à la conservation de la vie |
Droit à l’assistance | |
Droit à l’instruction | Fraternité | |
Droit au travail | Devoirs de la société | |
Droit de propriété | envers l’individu |
Les lois ne doivent pas avoir d’autre objet que celui de garantir à tous les citoyens la satisfaction et l’exercice de tous leurs droits.
Les droits de l’homme, étant inhérents à l’être humain ou, au minimum, une conséquence de sa condition, sont imprescriptibles et inaliénables. Ils ne peuvent être contrariés ou limités sans restreindre les manifestations de la vie ni dénaturer physiquement, intellectuellement et moralement l’être humain.
Le déni de chacun de ces droits provoque des vices et des crimes individuels et sociaux qui produisent l’effet inverse aux bienfaits de leur reconnaissance et de leur exercice.
La négation du droit au libre arbitre et de ceux qui en découlent enlise les sciences, les arts et l’industrie, multiplie les erreurs que seule la libre discussion peut éviter, et étouffe dans l’œuf la pensée humaine, source inépuisable de progrès et de perfectionnement.
La négation des droits d’intervenir directement dans l’administration publique et de sanctionner les lois ouvre la porte aux privilèges, aux oligarchies aristocratiques, nobiliaires, militaires, cléricales et boursières, aux dictatures et au despotisme. Ces maux entraînent des conspirations fomentées par des ambitions effrénées et le mauvais exemple et donc des révolutions que le Peuple se voit obligé d’entreprendre pour se libérer de l’oppression.
La négation du droit à l’assistance dresse l’égoïsme comme un terrible spectre qui détruit les liens sociaux, les doux liens qui unissent l’homme à ses semblables. Alors les sentiments d’amour, de famille et de fraternité se transforment en mauvaise foi, hypocrisie, malveillance et indifférence à l’égard de la souffrance des autres.
La négation du droit à l’instruction, qui est la nourriture de l’âme, alimente l’ignorance, marais nauséabond qu’empoisonnent de funestes erreurs, des superstitions et des fanatismes qui font chuter l’homme jusqu’au plus dégradant des abrutissements.
La négation du droit au travail transforme le droit de propriété en un odieux privilège et engendre la misère et son lot répugnant de vices, de crimes, de haines, de maladies, de prisons, de tribunaux et de bourreaux.
Par conséquent, la négation de chaque droit de l’homme cause en permanence des maux qui découlent les uns des autres, constituant une chaîne dont les maillons correspondent aux pages historiques des malheurs des Peuples.
Q. : Pourquoi les droits de l’homme ne sont-ils pas respectés alors que leur exercice transformerait en bénéfices les maux que nous déplorons ?
R. : Car les Peuples végètent sous le joug de rois et de prêtres qui exploitent leur misère et leur ignorance et qui, craignant à juste titre de ne pouvoir sinon continuer à les exploiter, multiplient leurs efforts pour empêcher les Peuples de connaître leurs droits. Car quand les Peuples, las de souffrir, ont renversé leurs oppresseurs, ils ne se sont pas crus capables de se gouverner eux-mêmes et ont délégué l’honorable tâche de consolider leur Liberté et de garantir leurs droits à des imbéciles ou à des traîtres. Ceux-ci, loin de remplir leur mission sacrée et de répondre à la confiance que leur avaient accordée les Peuples, ont ressorti les vielles idoles et leur lot d’oppression, de dictature et d’échafauds.
Q. : Que devront faire les Peuples pour assurer leurs droits et leurs libertés ?
R. : S’instruire afin d’apprendre à gouverner par eux-mêmes, et refuser d’obéir à tout pouvoir, autorité ou loi qui n’émane pas d’eux ou qui remette en cause leurs droits et leurs libertés.
Q. : Et si la loi, le pouvoir ou l’autorité sont légaux et ont été légitimement constitués ?
R. : Les lois, l’autorité et le pouvoir ne sont légaux et légitimes que lorsqu’ils émanent directement du Peuple et ont pour objet de garantir à tous les Citoyens la jouissance de leurs droits et libertés.
Lorsque l’autorité, le pouvoir ou la loi n’émanent pas directement du Peuple ou, si c’est le cas, qu’ils entravent l’exercice de la liberté et le respect des droits individuels, alors l’autorité n’est pas autorité, le pouvoir n’est pas pouvoir, la loi n’est pas loi. Ce ne sont que force, supercherie et caprice de quelques-uns ou de beaucoup aux dépends des autres. Ces autres doivent non seulement refuser d’obéir à de tels pouvoirs, autorités et lois, mais ils ont aussi l’obligation de s’insurger et de revendiquer leurs droits bafoués ou piétinés. L’obéissance signifierait le consentement à son esclavage, ultime degré de bassesse de l’homme. C’est un devoir sacré que le citoyen doit exercer lorsque ses droits et libertés sont attaqués, mais également pour défendre ceux d’un autre homme, quels que soient sa race, sa religion, sa commune ou sa langue. Car, les hommes étant tous frères et égaux en droits, lorsque les droits d’un homme sont attaqués, les droits de tous les hommes sont menacés.
Ceux qui par égoïsme se montrent indifférents à la spoliation des droits et libertés d’un autre homme, de quel droit se plaindront-ils lorsque ce sera leur tour ?
Q. : Vous m’avez expliqué les devoirs de la société envers l’individu et les droits de l’homme. Quels sont les devoirs du citoyen envers ses semblables et envers la société ?
R. : L’homme a le devoir de contribuer au financement des charges sociales et des dépenses publiques proportionnellement à sa richesse.
Il a le devoir de défendre les droits de ses concitoyens et de la société, si ces droits se voient menacés.
Il a le devoir d’obéir, d’observer et de faire observer les lois justes, et le devoir de respecter et de faire respecter ceux que le Peuple charge de l’application des lois.
Il a le devoir d’aimer son prochain et de pratiquer les vertus sociales.
Tels sont les devoirs que la société est en droit d’exiger de l’homme et desquels l’homme doit s’acquitter à condition que la société se soit d’abord acquittée des siens.
Car si la société, marâtre cruelle au lieu de mère affectueuse, abandonne l’enfant en l’exposant à tous les dangers et horreurs de la misère et manque ainsi à la mission sacrée et providentielle de préparer son corps et son âme en l’accompagnant et en l’instruisant pour le travail et l’exerice des vertus sociales, de quel droit pourra-t-elle ensuite exiger de lui qu’il reconnaisse et respecte les lois de son plein gré, qu’il exerce correctement ses droits et, le cas échéant, qu’il se sacrifie pour la société ?
Les droits de l’homme sont absolus. Ce n’est pas la Société, mais la nature qui octroie à l’homme la faculté de penser, la nécessité de vivre et le droit de s’unir et s’associer à ses semblables pour mieux satisfaire les besoins de la vie. La société ne peut donc pas ôter à l’homme les droits qu’il ne lui a pas accordés.
Les devoirs de l’homme envers la société sont relatifs : ils supposent l’existence d’une société qui, telle une mère affectueuse, accomplit son devoir d’amour et de fraternité envers tous ses enfants. Ce n’est qu’alors que le respect des devoirs sociaux devient imprescriptible pour l’homme.
III. La République démocratique, fédérale et universelle
Q. : Que faut-il entendre par République démocratique, fédérale et universelle ?
R. : Le gouvernement direct du Peuple par lui-même et la Fédération de tous les peuples.
La République démocratique, fédérale et universelle est basée sur la souveraineté individuelle, qui est à l’origine de tout le droit.
Son but est le perfectionnement moral et matériel de l’homme.
Ses moyens sont l’égalité, la fraternité, le travail et l’instruction.
Sa garantie est la fédération de tous les peuples réunis par une impérissable fraternité qui rendra impossible la résurrection des trônes et de leurs odieux privilèges, monopoles, armées, citadelles et échafauds.
La République démocratique, fédérale et universelle est par la loi inflexible du progrès appelée à mettre un terme à l’horrible fractionnement des institutions monarchiques, féodales et semi-barbares qui imposent encore par la force la division des peuples traités comme des troupeaux enfermés dans leurs bercails.
Q. : Que faut-il entendre, dans le système républicain, par ces administrations municipale, provinciale, continentale et universelle que vous avez évoquées plus haut ?
R. : L’administration municipale correspond aux conseils municipaux qui, dans un vrai système républicain, doivent être nommés par les habitants de chaque Commune qui seront en outre chargés d’approuver les mesures et accords, sans quoi ces derniers ne seront ni respectés ni légaux.
L’administration provinciale est à la Province ce que le conseil municipal est à la Commune.
L’administration nationale est à la Nation ce que l’administration provinciale est à la Province.
L’administration continentale est au Continent ce que l’administration nationale est à la Nation.
L’administration universelle est à l’Humanité ce que l’administration continentale est au continent.
L’administration municipale ne s’occupe que des questions purement locales.
L’administration provinciale ne s’occupe que des questions exclusivement provinciales.
L’administration nationale s’occupe des questions nationales.
L’administration continentale s’occupe des questions continentales.
L’administration universelle centrale ne s’occupe que de questions universelles.
Aucune de ces administrations n’a l’autorité ni le pouvoir ni le droit d’intervenir dans les compétences des autres – que ce soit au-dessus ou en dessous dans la hiérarchie des administrations publiques – ni ceux de limiter un tant soit peu l’exercice et la jouissance des droits individuels et sociaux des citoyens.
Q. : Pourquoi appelez-vous administrations et non gouvernements les institutions qui détiennent l’autorité ?
R. : Parce que, dans un système politique basé sur les droits et libertés individuels, la souveraineté de l’homme, l’autorité et le pouvoir résident dans le Peuple. Les citoyens que le Peuple nomme pour l’exercice des fonctions publiques ne sont que des administrateurs, que des agents chargés de faire respecter non pas leurs propres accords, comme cela arrive actuellement, mais les accords du Peuple. En un mot, le Peuple ne délègue pas sa Souveraineté ; il se gouverne par lui-même. Et les administrateurs ne sont que les exécutants de sa volonté.
Q. : Je n’avais jamais entendu parler auparavant d’administrations continentales ou universelles. Que signifient-elles ?
R. : L’espèce humaine aspire à l’unité, à former un seul Peuple, une seule famille de frères. Tous ses efforts tendent vers ce glorieux but final. Les sciences, les arts, la politique, les religions, la philosophie, toutes les manifestations de l’intelligence, tous les actes individuels ou collectifs de l’homme et de la société démontrent sans conteste que l’unité de l’espèce humaine est une condition providentielle de son destin terrestre.
Mais l’humanité marche pas à pas, graduellement. Sa première unité sociale naît dans la hutte du patriarche, dans la tribu nomade qui fixe définitivement ses tentes pour cultiver la terre. Ensuite naissent le village, la ville, la Commune, puis la Province qui réunit les communes, suivie par la Nation qui réunit les provinces, et enfin l’Empire qui réunit les nations. Ces unités sociales ont été progressivement créées pour satisfaire les besoins et les désirs de concorde et d’unité qui n’ont cessé de grandir dans l’espèce humaine. Pour fonder et conserver ces unités, il a fallu lutter contre des unités rivales qui, poussées par l’inflexible loi du progrès, ont toujours aspiré à constituer des unités supérieures. Mais la force a échoué et s’est toujours révélée impuissante quand il s’est agi de créer la grande unité des nations et des empires sous la botte d’un seul homme ou d’un seul peuple.
Alexandre, César, Charlemagne, Charles Quint et Napoléon, qui ont eu la prétention de réunir les nations sous leurs sceptres, ont échoué.
Il n’est plus aujourd’hui nécessaire de démontrer que cette union supérieure et définitive des peuples ne peut résulter que de la coopération de toutes les volontés mues par leurs sentiments, leurs besoins et leurs intérêts.
À partir du moment où les monarchies se sont avérées impuissantes pour constituer l’union européenne et qu’elles n’ont pu exister qu’au moyen de l’oppression et de la négation des libertés individuelles qui, elles, tendent instinctivement à réaliser la fusion des peuples, ces monarchies se sont transformées d’éléments de progrès en causes de réaction. Tous les progrès actuels sont autant de coups portés par la Providence à la vieille constitution monarchique de l’Europe.
Les prétendus droits des rois sont incompatibles avec les droits individuels et avec l’unité fédérative des nations et des continents.
La force invincible de la démocratie réside dans le fait qu’elle est la seule expression authentique de la nature de ces nouvelles unités sociales que les exigences de la civilisation et du progrès réclament impérieusement.
En renversant définitivement les vieux trônes vermoulus, vestiges de la conquête, l’Europe formera immédiatement une Fédération démocratique ou Administration centrale du continent européen. Ce sera l’objet de la prochaine révolution et l’aboutissement de l’évolution politique, dont la phase ultime, ouverte en France à la fin du siècle dernier, touche à sa fin.
À mesure que, sous l’impulsion des progrès de la civilisation, les continents qui forment le monde commenceront à constituer leurs unités ou administrations continentales, ils s’uniront à ceux qui les auront précédés et formeront ainsi la grande administration fédérative universelle, de laquelle découlera l’unité de l’Espèce humaine en faveur de la Liberté et du bonheur de chacun des individus qui la composent.
Q. : L’avenir que vous nous augurez est brillant. Je le vois néanmoins difficile, voire impossible, à s’accomplir si l’on considère la diversité d’intérêts, de langues, de coutumes, de religions et de haines qui divisent les nations.
R. : C’est l’impression que l’on retire de ces considérations empiriques. Pourtant, la différence de langues, d’us et coutumes et de préoccupations entre les différentes provinces espagnoles ne les ont pas empêchées de forger des liens étroits et de former l’union nationale que nous avons su préserver et défendre avec bravoure.
On pourrait en dire autant des autres nations européennes qui, en des temps pas si éloignés, étaient divisées en petites nations indépendantes, avec différentes lois, us et coutumes. Pourquoi, alors, toutes les nations d’Europe ne pourraient-elles pas s’unir dans une grande république fédérale, tout en conservant éventuellement leurs coutumes, langues, religions et autres particularités ? Si cela paraît difficile, non seulement ce ne l’est pas, mais c’est facile, nécessaire, indispensable. C’est une exigence que toutes les personnes instruites comprennent déjà et qu’il faut satisfaire.
La philosophie, d’une part, et les progrès des sciences et des arts, d’autre part, lèvent rapidement les obstacles les plus insurmontables qui entravent l’union des peuples. Les chemins de fer ont raccourci les distances au point que Madrid est aujourd’hui plus proche de Paris qu’elle était de Cuenca il y a quelques années. Jusqu’à hier, il fallait plus de temps pour aller de Madrid à la frontière que celui que l’on met désormais à rejoindre l’Amérique depuis Madrid. La télégraphie a complètement effacé les distances : de nos jours, on reçoit les nouvelles de ce qui se passe à mille lieues en quelques minutes et, d’ici quelques années, nous recevrons de la même manière celles de toutes les extrémités du globe.
Au fond, tous les intérêts convergent, tous aspirent à s’allier, à se fondre dans des liens plus étroits que ceux que permettent les gouvernements monarchiques, dont les intérêts datent d’une époque où n’existaient ni l’idée ni la nécessité ni les moyens de réaliser la Fédération républicaine. Les progrès des générations antérieures et les progrès que nous observons jour après jour avec stupéfaction ont renforcé l’idée, le besoin et les moyens de la satisfaire.
Un grand penseur contemporain a dit que les moyens employés pour maintenir à flot des institutions caduques les conduisent fatalement à leur perte.
La mal nommée « sainte » alliance des rois contre la liberté est l’un des aiguillons qui ont le plus fait sentir aux peuples voulant conquérir et consolider leurs libertés le besoin de construire une alliance des peuples véritablement sainte et juste.
Les rois ont dit : « Tant qu’il y aura un Peuple libre en Europe, nos couronnes ne seront pas stables sur nos têtes ; unissons-nous pour étouffer la liberté dans chaque recoin du monde où elle s’exprimera. »
Les peuples ont appris au prix de leur sang versé sur mille champs de bataille, dans des cachots et sur l’échafaud que, tant qu’il restera un roi assis sur son trône avec une couronne en or ceinte sur sa tête et un sceptre de commandement à sa main, ils ne trouveront nulle paix, nulle liberté, nul bien-être. Les peuples mettent depuis lors de côté leurs anciennes hostilités, brisent les frontières qui les séparaient et se donnent la main, unis par la nécessité d’être libres et de combattre ensemble pour la cause de tous et de chacun.
Les monarchies et leurs intérêts bâtards luttent contre l’irruption de la fraternité universelle qu’elles ont elles-mêmes provoquée et qui surgit des entrailles des peuples par grandes flambées révolutionnaires. Elles ont beau lutter, elles seront définitivement vaincues.
Le morcèlement féodal, qui s’appuyait sur les privilèges de communes et de corporations, a lutté obstinément contre les monarchies qui ont extrait la civilisation du dangereux chaos anarchique du Moyen Âge.
Comment le fractionnement monarchique de l’Europe moderne, qui est au progrès ce que fut le fractionnement féodal médiéval, pourrait-il ne pas succomber à la dynamique d’une fusion démocratique des peuples impulsée par les idées et les progrès matériaux et moraux du siècle ?
Q. : Mais, comment pourra-t-on vaincre les monarchies sachant que, en plus des traditions, des coutumes et des lois, elles peuvent compter sur plus de cinq millions de soldats, quatre millions de prêtres, de juges, de policiers, de sbires et de geôliers, et sur l’immense influence morale et matérielle léguée par l’histoire et les faits ?
R. : C’est précisément parce que l’immense appareil qui soutient les monarchies coûte chaque année à l’Europe vingt-huit millions de réaux et cinq millions de ses fils les plus robustes en temps de paix, et le double en temps de guerre. Les monarchies ne peuvent pas lutter contre le système républicain qui, se passant de soldats, de forteresses, d’arsenaux et des neuf dixièmes des fonctionnaires publics, coûterait à toute l’Europe moins que ce que coûte le gouvernement royal à une seule nation.
Les peuples souhaitent vivre en paix, travailler, commercer, prospérer, s’enrichir, être libres et heureux. Les monarchies ne peuvent subsister qu’en entravant le travail, en compliquant le commerce, en posant des obstacles à la prospérité des peuples, en leur refusant la liberté. Aussi, comment se pourrait-il que les monarchies ne soient pas battues par les peuples ? Que peuvent les vieilles traditions face aux nouveaux besoins ?
Quel intérêt auraient les nations à se sacrifier pour deux ou trois douzaines d’empereurs, rois et princes qui leur coûtent si cher ? Croyez-vous que le soleil cessera de se lever et les blés de mûrir le jour où ces monarques seront descendus de leurs trônes ruineux et ensanglantés pour, si toutefois ils en sont capables, vivre de leur travail comme tous les autres citoyens ?
Certes, on verra dans les grandes capitales moins de broderies, de livrées et de galons, moins d’uniformes et de panaches, moins de magnats aux salaires faramineux. Mais, à la place, les peuples auront plus d’argent ; il y aura la paix ; le sang cessera de couler à flots dans les champs et sur les places ; les mères ne céderont pas leurs fils pour en faire des soldats, des machines à tuer, des bourreaux de leurs pères ; le fer ne sera pas utilisé pour la fabrication de lances et de fusils, mais pour celle de grilles et de charrues ; et le sang du Peuple n’engraissera plus tant de sangsues. La machine gouvernementale deviendra plus simple et économe : il y aura moins d’hommes aux commandes et davantage d’hommes au travail ; les millions économisés sur les dépenses des rois, geôliers et bourreaux, sur les canons, arsenaux et forteresses seront destinés aux ingénieurs et maîtres, aux ponts et chemins, aux écoles et ateliers.
Il est impossible de calculer les trésors de richesse, de prospérité et de bien-être qu’apporteraient aux nations les vingt-huit milliards de réaux et les huit ou neuf millions d’intelligences et de bras qui seraient employés chaque année à des œuvres d’utilité publique, à l’agriculture, à l’industrie et aux arts.
Q. : Cela me paraît évident et pourtant difficile à réaliser. Car la majorité du Peuple, du moins en Espagne, non seulement ne comprend pas les idées républicaines mais, dans son ignorance, il les juge néfastes a priori. Nombreux sont encore ceux qui pensent en toute bonne foi que la République entraîne le désordre, l’anarchie, le triomphe de tous les vices, le pillage des riches par les pauvres et le relâchement des coutumes.
R. : Certes. Les satellites du despotisme, et notamment les Jésuites, ont trompé le Peuple ignorant en lui peignant avec des couleurs sombres la République dans le but de l’éloigner d’elle. Ils savent que, dès que le Peuple aura compris la République, il cessera d’être le jouet de leurs supercheries. Tous ceux qui vivent sur le dos du Peuple font pour la même raison chœur avec les Fils de Saint Ignace : ils craignent un gouvernement du Peuple par lui-même qui les contraindra automatiquement à renoncer à leur statut de seigneurs. Mais, en dépit des calomnies, les peuples se méfient d’eux et commencent à comprendre que la République qu’ils leur dépeignent comme un monstre féroce qui va tout dévorer n’est pas une boîte de Pandore, mais l’arche sainte de l’alliance d’où surgira la paix universelle qui réunira tous les hommes en une seule famille riche, libre et heureuse et leur fera oublier les haines que les prêtres et les familles royales ont alimentées pour les diviser et les dominer. Il ne pourra en être autrement, car les peuples les entendent prêcher la pauvreté et l’humilité alors qu’ils les voient vivre dans l’opulence ; prêcher l’obéissance passive alors qu’ils prennent les armes contre le Gouvernement qui les rémunère ; qu’ils parlent de leur inviolabilité et confessent à chaque pas leurs erreurs ; et qu’ils exaltent les vices et récompensent les crimes au nom de Dieu et de la Justice.
Les ennemis de la République se discréditent tant par leurs vices que par leur mauvaise conduite, tout comme les institutions qu’ils défendent se discréditent par leur incapacité à forger le bien des peuples.
Q. : Cela me semble parfaitement vrai. Mais il faut avouer que nous ne sommes pas préparés à autant de Liberté et que, pour instaurer la République, on a besoin de vertus dont les peuples sont dépourvus. C’est pourquoi je pense qu’il faut avancer pas à pas et patienter encore longtemps pour atteindre la République. Ne vaudrait-il pas mieux attendre qu’une vraie monarchie constitutionnelle incarne la Liberté ?
R. : Ce ne sont là que des suppositions astucieusement véhiculées par les ennemis de la Liberté. Les peuples sont dociles et vertueux, la preuve en est qu’ils souffrent les injustices, la tyrannie et la misère auxquelles les condamnent leurs oppresseurs.
Pour être un esclave il faut être un ange, mais pas pour être libre.
Nous sommes tous préparés pour le bien et pour le bon. À un gouvernement dispendieux qui s’immisce dans tous ses actes et fiscalise ses paroles et ses agissements, même le plus ignorant des hommes préfère un gouvernement moins dispendieux et qui respecte davantage sa liberté de penser et d’agir.
L’on prétend que les peuples sont corrompus. Mais, si tel était le cas, comment pourraient-ils se libérer de la corruption sous la monarchie qui la promeut ?
De même que les mauvaises institutions entraînent les hommes vers le mal, les bonnes les entraînent vers le bien.
Les plaies des coutumes corrompues par les vices des monarchies ne cicatriseront qu’avec le baume des institutions républicaines.
L’on prétend aussi qu’il est d’abord nécessaire d’instruire le Peuple. Il est vrai que les peuples ont besoin d’instruction. Mais s’ils attendent de recevoir l’instruction de ceux qui trouvent dans leur ignorance un prétexte pour les maintenir dans l’esclavage, il est à parier qu’ils ne sortiront jamais de cet état.
Les peuples ne doivent rien attendre des rois. Ils doivent se rappeler que les avantages arrachés ne l’ont été que par les armes.
Les peuples conquièrent leurs droits et leurs libertés ; les rois ne les concèdent jamais. Les trônes représentent une menace permanente pour la Liberté en dépit des protestations, serments, excuses et flatteries par lesquels, lorsqu’ils se voient vaincus, les rois tentent de lénifier les peuples. Attendre autre chose de leur part serait une stupidité inqualifiable.
Les rois perdent leurs partisans et leurs soutiens à mesure que l’instruction se propage et que les lumières se répandent. Voyant leur pouvoir flétrir, leurs privilèges et prérogatives se déprécier à chaque pas de la société sur le chemin du progrès, quel autre recours ont-ils que de poser le plus d’obstacles possible pour freiner l’instruction, la diffusion des lumières et le progrès qui finiront par les achever ?
Lorsque les royalistes se sentent perdus, ils avancent leurs ultimes arguments : l’ancienneté de la monarchie, les services autrefois rendus à l’indépendance de la Patrie et les gloires nationales qu’elle symbolise. Mais, au premier coup d’œil, ces arguments se retournent contre la monarchie. Car une institution vieille de tant de siècles, pour souple et modifiable qu’elle soit, n’est-elle pas usée et détériorée ? Ses roues ne sont-elles pas embourbées ? Surtout, n’est-elle pas trop étroite et mesquine pour accueillir en son sein les nouvelles générations dont les besoins, les désirs, les coutumes et les tendances sont si différents de ceux des générations qui ont fondé et célébré les monarchies ?
Le trône fut la couronne, la coupole et la personnification de sociétés guerrières, fanatiques, conquérantes qui habitaient des couvents, châteaux, ermitages, citadelles et monastères. Ces sociétés, enfermées dans le strict périmètre de leurs frontières, haïssaient les étrangers avec lesquels les rapports se limitaient à la guerre, au pillage et à la conquête. Comment alors imaginer que le trône, pour souple et accommodant qu’il soit, puisse devenir la représentation ou le symbole des sociétés du XIXe siècle ? Celles-ci veulent vivre en paix, pensent à l’argent et non aux miracles, et n’aspirent qu’à travailler, commercer et étendre leurs relations sur toute la surface de la terre avec tous les hommes, sans distinction de religion, de langue, d’us ou de coutumes.
Comment le trône, bâti sur le fanatisme et l’esprit conquérant des peuples, pourrait-il rester debout quand les peuples transforment les temples en bourses, les couvents en théâtres, les forteresses en usines et que, sans craindre quiconque, ils demandent la destruction des murailles et des citadelles pour en faire des bals et des jardins publics ?
Les trônes, en dépit des efforts de ceux qui souhaitent prolonger leur existence en les amalgamant avec la Liberté des peuples, les droits de l’homme et les progrès du siècle par le biais des farces politiques qu’ils appellent monarchies constitutionnelles et système représentatif, sont condamnés à disparaître, tout comme les vieilles institutions sur lesquelles ils s’appuyaient et que le souffle vivifiant des révolutions a reléguées à l’Histoire.
Sans majorat, sans dîme, sans droits seigneuriaux, sans ordres religieux, militaires ou monastiques, sans régisseurs à vie, sans maires et magistrats nommés par le roi, sans censure royale ou ecclésiastique, sans inquisitions et sans Bastilles, il n’est pas de trône possible. S’ils sont encore debout, c’est parce qu’une oligarchie de généraux, d’évêques, de curés et de banquiers étroitement liés à la vie des trônes les soutiennent pour défendre égoïstement leurs intérêts communs.
On pourrait affirmer sans craindre d’être démenti que le trône n’existe en réalité déjà plus. Cette oligarchie, en exploitant son nom et son autorité de la même manière qu’elle exploite la liberté et les droits du Peuple, l’a galvanisé pour en faire le jouet de ses intérêts et la marionnette de ses caprices.
L’armement de la Garde nationale, la réduction de l’armée et la liberté de culte seront les derniers coups que le Peuple portera au trône. Celui-ci, tombera alors inéluctablement. C’est la raison pour laquelle les rois et leurs sbires – curés, généraux, banquiers – détestent la Garde nationale, s’insurgent contre la tolérance religieuse et feront des efforts désespérés pour remporter cette dernière bataille perdue d’avance contre les exigences actuelles, les nouvelles aspirations des peuples et les progrès de la civilisation.
Il y a un peu plus d’un demi-siècle, les monarchies existaient par elles-mêmes et par leur seule autorité. Le bâton du maire ou du gendarme, brandi au nom du roi, suffisait à maîtriser les peuples. Aujourd’hui, elles n’ont pas assez de leurs nombreuses armées et de leurs milliers de canons pour se défendre de leurs propres sujets.
Imaginez un instant que toutes les armées d’Europe disparaissent en un jour et que les rois se retrouvent face à leurs peuples sans autre arme que celle de leurs prétendus droits : combien de temps les couronnes tiendraient-elles sur leurs têtes ? Imaginez qu’on proclame la République partout en Europe, qu’on supprime les armées et que l’on fasse fondre les canons pour fabriquer des locomotives et des rails : quand pensez-vous qu’il y aura un retour des rois ? Quand pensez-vous que les peuples croiront à nouveau au droit divin et rechercheront des seigneurs pour redevenir leurs vassaux et se soumettre à leurs lois ?
Les monarchies vivent et se soutiennent par la violence, par la force. La République démocratique européenne vivra par le consentement spontané des toutes les volontés.
Les monarchies ne sont aujourd’hui plus qu’un état de fait : le principe vivifiant des institutions, incarné par la conscience publique, les a désertées, elles sont une entrave au progrès, et le progrès les tuera.
Les représentants de la monarchie connaissent sa vulnérabilité et, s’ils faillissent à la dignité de la fonction supérieure qu’ils représentent en transigeant, en s’humiliant et en reconnaissant leurs erreurs, c’est parce qu’ils ne représentent qu’un état de fait et qu’il leur manque la foi, la conviction et la fermeté que ne peuvent véhiculer que les grandes idées et les principes féconds. Aucun d’entre eux n’a su déchoir avec l’intégrité de la foi, de la conviction et du droit. Avant de mourir, Louis XVI a eu la faiblesse de se laisser coiffer du bonnet phrygien. Charles X, Louis Philippe et Pie IX se sont enfuis comme des lévriers devant ceux qui brûlaient le toupet. L’empereur d’Autriche s’est enfui de Vienne en livrant ses ministres à la potence et en offrant le suffrage universel au Peuple pour entretenir sa soif de réformes. Sommé par le Peuple, Frédéric Guillaume de Prusse, cousin et beau-frère de Nicolas, a descendu les marches de son palais, s’est découvert, s’est agenouillé au milieu de la place et a prié au pied de chariots chargés de cadavres de démocrates assassinés par ses janissaires. Isabelle s’est aussi inclinée devant les barricades de Juillet. Elle a confessé ses erreurs et accepté comme conseillers et investi de charges publiques ceux qui accusaient sa mère de voleuse, qui l’insultaient et la méprisaient, ceux que les peuples indignés l’ont contrainte d’accepter révolutionnairement.
Le comportement des rois suffirait à prouver la caducité de l’institution qu’ils représentent.
Couronnes, galons et soutanes, emblèmes de régression, symboles de misère, d’ignorance et d’esclavage des peuples, spectres ensanglantés du passé, images de haine, de guerre, de peur et de vengeance, instruments de destruction, fardeaux qui pesez sur les épaules des peuples, étouffant leurs plaintes et gémissements, détruisant leurs espoirs, fuyez, disparaissez de notre vue comme l’ont fait l’inquisition, le féodalisme, les prêtres qui nous avilissaient et nous déshonoraient.
Laissez tranquille et ne martyrisez plus cette jeune génération qui ne vous comprend pas, qui vous déteste et vous méprise, et qui choisirait une et mille fois de mourir en combattant contre vous plutôt que de léguer un si triste héritage aux générations futures.
Bref, en dépit des tous les efforts de la réaction, les monarchies sont condamnées à disparaître dans un bref délai à cause de leur incompatibilité avec : l’exercice des libertés et des droits individuels ; la décentralisation ; les droits des Peuples ; l’émancipation des nationalités opprimées ; la fédération des nations ; la paix en Europe ; le bonheur du genre humain ; et la Liberté et le progrès.
La République démocratique, fédérale et universelle est appelée à remplacer les vieilles monarchies car elle est le système le plus compatible avec : les Libertés et les droits individuels ; la décentralisation ; les droits des Peuples ; l’émancipation des nationalités opprimées ; la fédération des nations ; la paix en Europe ; le bonheur du genre humain ; et la Liberté et le progrès.
Les monarchies sont un cadavre, les restes putrides des institutions aristocratiques, guerrières, féodales et monastiques du Moyen Âge.
La République démocratique, fédérale, universelle est la conséquence logique des progrès avérés à ce jour dans les nations civilisées. C’est la seule forme suffisamment ample et flexible pour satisfaire les besoins et les droits de l’homme et pour mettre en œuvre les progrès, les théories et systèmes qui n’attaquent pas les libertés individuelles à l’origine de tout droit, de toute société, de toute justice et de tout progrès.
Les monarchies, qui se targuent pourtant d’être chrétiennes ou catholiques, sont aujourd’hui païennes. La fraternité, la charité et l’égalité proclamées par le Christ sont incompatibles avec des trônes qui se nourrissent de privilèges, qui vivent de la misère des autres, qui se soutiennent avec la force brute et pas avec la raison et le droit.
La République démocratique, fédérale et universelle est la plus chrétienne des institutions politiques ou, mieux encore, la seule institution vraiment chrétienne. Car la pratique des grands principes moraux de l’Évangile devient chez elle un dogme et la base de tous les droits et de toutes les lois.
La Liberté, l’Égalité et la Fraternité, qui sont des principes religieux et moraux plus que politiques, sont le ciment et l’apogée, le début et la finalité des institutions démocratiques.
C’est pourquoi être aujourd’hui royaliste, partisan ou soutien des monarchies, c’est être pharisien. C’est vouloir la misère, l’ignorance et l’abrutissement des Peuples. C’est désirer la richesse, l’opulence et la paresse d’une minorité aux dépens de la pauvreté et du travail excessif de la majorité. C’est désirer la liberté des riches et l’esclavage des pauvres. C’est vouloir la domination arbitraire des plus forts sur les plus faibles. C’est désirer que l’injustice règne dans la société avec toutes les horreurs qui l’accompagnent. C’est se nourrir de souvenirs du passé, rêver de ce qu’il fut et désirer la domination des morts sur les vivants ou du passé sur le présent. C’est nier l’avenir.
Être républicain, c’est être un vrai chrétien. C’est considérer que tous les hommes sont frères et égaux. C’est aimer et servir les faibles et les opprimés. C’est rechercher la gloire dans le bien des autres. C’est souhaiter l’instruction et le bien-être des Peuples. C’est vouloir que disparaissent la paresse et ses vices et que chacun vive de son travail. C’est aimer la paix et haïr la guerre. C’est condamner les privilèges et les monopoles qui engendrent la richesse imméritée de quelques-uns et la misère d’autant plus imméritée du plus grand nombre. C’est aimer la justice et haïr l’injustice. C’est pardonner les hommes et détester les institutions vicieuses. C’est servir la Providence, en permettant que l’homme accomplisse son destin sur terre et en adoptant la loi sublime du progrès qui portera l’humanité à la perfection. C’est vivre le présent et espérer et travailler pour l’avenir. C’est honorer son premier devoir social. C’est connaître l’histoire et avoir conscience de sa mission et de son destin. C’est, enfin, être un homme en chair et en os, avec un cœur sensible et une âme pensante.
IV. Brèves considérations sur quelques principes et institutions du système démocratique
Le système démocratique est fondé sur les libertés et les droits individuels. Ses institutions doivent par conséquent avoir pour objectif de satisfaire lesdits droits et libertés, c’est-à-dire remplir le devoir de la société. Il s’agit de gouverner le moins possible, dans le sens que l’on attribue aujourd’hui à ce mot, afin que l’action du Gouvernement ne fasse pas obstacle à l’initiative individuelle. La loi ne doit avoir d’autre objet que celui de garantir le libre exercice des droits des citoyens. Les institutions et les lois du système démocratique se doivent donc d’être peu nombreuses, claires et aussi simples que possible.
1. Du droit à l’assistance
La société a le devoir de porter assistance à l’enfant, au malade, à l’estropié et au vieillard.
Le médecin, la pharmacie, l’assistance à domicile, l’hôpital, l’hospice, la crèche et l’asile doivent, sous la responsabilité de la municipalité et avec le soutien du Peuple, remplir ce devoir d’assistance.
La société reconnaît cette obligation et tâche de s’en acquitter. Mais elle le fait mal, faiblement, car elle gaspille en choses improductives ou préjudiciables les ressources qu’elle devrait employer à satisfaire ce devoir social que seul peut honorer le système républicain. Ce dernier, économe en dépenses improductives et de luxe, sera aisément en mesure d’assumer le devoir de fraternité et d’amour que la société a envers chacun de ses enfants.
2. Du droit à l’instruction
La société a le devoir d’instruire l’enfant.
Plus un peuple est instruit, plus il connaîtra ses droits et sera respecté, riche, indépendant.
Les écoles maternelles, celles d’instruction primaire et élémentaire, les écoles de métiers, d’art et de sciences correspondent naturellement au Peuple. Elles doivent être sous la responsabilité de la mairie, qui sera en outre chargée de créer et gérer une bibliothèque publique.
Indépendamment des écoles soutenues par le Peuple sous la direction de la mairie, les particuliers pourront fonder autant d’écoles qu’ils le souhaitent, en vertu du droit à la liberté d’enseigner.
La mairie devra organiser des examens publics annuels auxquels les parents auront l’obligation de soumettre leurs fils et leurs filles pour évaluer l’acquisition des connaissances propres à leur âge.
Les enfants ne sont pas sous la tutelle de leurs seuls parents, mais également sous celle de la société. Il revient au père de choisir la méthode et l’école et à la société de vérifier que les parents remplissent le devoir sacré d’éduquer leurs enfants. Dans le cas contraire, la société, représentée par le conseil municipal, les sanctionnera en les contraignant à envoyer leurs fils et leurs filles à l’école publique soutenue par le Peuple.
Les écoles supérieures de l’industrie, des arts et des sciences correspondent aux administrations provinciales, nationales, continentales et universelle. Bien que la formation supérieure ne soit pas obligatoire pour le citoyen, elle l’est pour la société à son égard.
L’instruction gratuite et obligatoire est donc un devoir de la société envers l’individu et, par conséquent, l’une des principales institutions du système démocratique.
3. Du droit au travail
La société doit permettre à l’homme d’avoir un travail qui corresponde à ses forces et à ses aptitudes et lui permette de subvenir à ses besoins.
Il semble à première vue difficile que la société puisse honorer ce droit. Mais il s’agit là d’un jugement sur la Société d’aujourd’hui et non sur ce qu’elle sera le jour où les institutions démocratiques régiront les destins des peuples avec des générations instruites pour le travail. Avec des moyens de communication maritimes et terrestres rapides et bon marché. Sans entraves fiscales ou gouvernementales, sans privilèges ni monopoles qui compliquent l’activité individuelle. Avec la liberté d’association. Avec une économie de plusieurs millions dans le budget national – actuellement obligatoire et improductif. Sans les effets paralysants des guerres, des révolutions et des réactions sur l’industrie. Avec les effets redistributeurs du désamortissement sur la propriété. Avec un accès facilité et moins coûteux au crédit grâce à la liberté de création des banques. Avec les travaux d’utilité publique que mèneront les communes, les provinces et les nations. Avec les économies dans la production et la consommation qui résulteront des associations auxquelles vont recourir les classes sociales une fois libres et instruites.
La société ne sera tenue de remplir le devoir sacré d’offrir du travail à ses enfants que ponctuellement et indirectement, soit en transférant les forces de travail d’un lieu où elles serait excédentaires vers un autre où elles seraient déficitaires, soit en formant l’intérêt individuel pour les prix et les valeurs des produits et du travail, soit par d’autres moyens analogues ou similaires.
La pénurie de travail bien rémunéré dont sont en général victimes les classes productives n’est point naturelle. Elle est la conséquence des vices de l’organisation sociale monarchique, basée sur la conquête, l’oppression, les monopoles, les privilèges, les escroqueries et les abus de tout genre.
La pression que le capital exerce sur le travail ne vient pas que du manque d’argent ou de l’abondance de bras. Elle vient principalement du fait que les rois, leurs armées, leur magistrature et leur horrible arsenal d’oppression, en se plaçant systématiquement du côté du capital contre le travail, ont contraint et, pire encore, habitué les peuples à plier l’échine.
La totale liberté politique et l’exercice des droits individuels changeront radicalement les lois et conditions qui régissent aujourd’hui les relations entre le travail et le capital et finiront par les transformer en relations consensuelles et harmonieuses.
Et s’il devait demeurer quelques cas de citoyens sans travail, alors le devoir de la société serait de leur en fournir en leur donnant accès au crédit, en leur avançant des matières premières ou par tout autre moyen dont peut disposer une société bien organisée.
4. De la propriété
La propriété est l’accumulation des produits du travail. Elle représente l’excédent du produit du travail que chaque génération lègue à celle qui lui succède. Dans une société bien organisée, elle a vocation à financer les charges publiques.
Une fois libérée des entraves liées aux biens nationaux et au système hypothécaire ainsi que des haines engendrées pas les abus actuels, la société pourra assurer et garantir la propriété avec une force publique réduite – police ou garde – qui veillera sur elle dans les places et sur les chemins.
Une fois que le travail bien rémunéré aura conduit les citoyens au bien-être et aux commodités dont aujourd’hui ne jouissent que les propriétaires et les spéculateurs, la propriété perdra énormément de son importance et les attentats dont elle est l’objet disparaîtront presque complètement.
5. De l’impôt
L’impôt est une prime d’assurance, c’est la cession d’une petite partie de ce que nous possédons en échange de quoi la société nous garantit la possession pacifique du reste et la satisfaction des besoins que l’individu ne peut contenter isolément.
Quand on paye l’impôt alors que la propriété n’est pas assurée et les besoins qui l’ont motivé ne sont pas satisfaits, ou quand la prime est plus élevée que ce qui convient, alors la contribution cesse d’être juste et se transforme en spoliation, en arnaque, en vol, car il devient évident que le montant payé pour l’assurance est détourné vers une destination qui ne correspond pas à sa mission.
Nous payons tous pour financer des tribunaux qui nous assurent la justice. Lorsqu’un crime est commis contre notre personne ou nos biens et que la justice ne l’a pas prévenu, ne le punit pas et n’octroie aucune réparation, nous pouvons alors affirmer qu’on nous a volé la contribution qui devait nous assurer la Justice.
Pour être juste, l’impôt doit donc avoir pour vocation d’assurer à chaque citoyen la satisfaction de la part de ses droits qui sont sous la responsabilité de la société.
Il doit être proportionnel à la richesse de chacun.
Il doit être voté ou sanctionné par tous les citoyens, et les administrations publiques doivent rendre compte au peuple de leurs dépenses.
En accord avec ces principes, le système démocratique établit une seule contribution directe sur le capital.
6. Du suffrage universel et de la sanction des lois par le Peuple
Le suffrage universel est le droit qui revient à chaque membre de la société de nommer directement les représentants qui proposeront et débattront les lois auxquelles les citoyens devront obéir.
La sanction des lois par les citoyens est le droit d’approuver les lois présentées par les assemblées élues par la suffrage du Peuple.
Les souverainetés Individuelle et Nationale seraient une chimère, ou un mot vidé de son sens, si les citoyens ne sanctionnaient pas les lois auxquelles ils doivent se soumettre.
En effet, quelle valeur a un Souverain contraint d’obéir à des lois qu’il n’a pas sanctionnées ? Le vrai Souverain serait alors celui à qui l’on a délégué la faculté de faire et d’édicter les lois. Le citoyen ne serait donc dépositaire de la Souveraineté qu’au moment de déposer dans l’urne le bulletin avec le nom du législateur à qui il transférerait ainsi sa Souveraineté.
Nous formulons le vœu de substituer la Souveraineté du Peuple à la Souveraineté royale. Mais examinons auparavant quels sont les attributs de la Souveraineté.
Le Souverain nomme ses ministres lorsqu’il le juge pertinent, il choisit ceux qui lui conviennent le mieux, et se réserve le droit de les limoger et de les remplacer.
Les ministres présentent des projets de lois au Souverain. Ce dernier les examine et, s’il les juge utiles, les sanctionne. Ensuite les ministres les promulguent au nom du Souverain et les font appliquer.
Pour que le Peuple soit vraiment Souverain, et pas que de nom comme le démontre la farce qui s’est jouée jusqu’à présent, il doit posséder et exercer les attributs de la Souveraineté, à savoir :
1. Nommer les législateurs et ceux qui en son nom sont appelés à faire appliquer les lois.
2. Remplacer, quand il le veut, ses représentants et ses administrateurs.
3. Ratifier ou sanctionner les projets de loi et les accords débattus par ses représentants.
L’exercice de la Souveraineté par le Peuple aurait, comme on vient de le voir, semblé impossible à une autre époque. Mais il est désormais plus facile pour une administration centrale de soumettre ses projets de loi au suffrage de tous les habitants de l’Europe qu’il était, il y a peu encore, pour Madrid de transmettre un ordre à ses provinces.
Pourtant, les exploiteurs des peuples prétextent que les distances sont un obstacle et que les peuples seront incapables de juger les accords ou les lois soumis à leur verdict. Ces deux objections ne tiennent pas debout.
Imaginez l’instauration de la République démocratique dans toutes les nations d’Europe et l’établissement, par exemple à Paris, d’un Congrès européen composé des représentants de chacune d’elles qui discutent et soumettent aux peuples un projet de loi sur le désarmement général et simultané de toutes les marines de guerre nationales et la création, à partir de contingents nationaux, d’une petite marine européenne assurant la protection des vies et des bien des Européens.
Le Congrès européen envoie le projet de loi aux Gouvernements nationaux. Ceux-ci le transmettent aux Administrations provinciales qui impriment des copies en nombre et les remettent aux Mairies qui, à leur tour, les distribuent aux habitants de leurs communes. Le jour stipulé dans le projet, les habitants se rendent à la paroisse ou à la mairie pour déposer dans l’urne leur boule blanche ou leur boule noire ou pour écrire dans un grand livre leur nom accolé d’un « oui » ou d’un « non ».
La commission constituée à cet effet se charge d’organiser le scrutin, de publier les résultats et de les transmettre à la Députation provinciale où la réunion des commissions communales comptabilise le total des scrutins de la Province, les publie et les transmet à la capitale. C’est là que la réunion des commissions provinciales établit le résultat national, le publie et l’adresse à l’Administration centrale européenne où la réunion des commissions nationales détermine et publie le résultat. L’Administration centrale européenne se charge alors de faire appliquer la loi débattue au sien de l’Assemblée de l’Europe et votée par toutes les nations.
Dans l’état actuel des communications en Europe, de combien de temps pensez-vous qu’il faut disposer pour vérifier ces opérations et pour faire connaître le résultat du vote de 200 millions de citoyens, voire plus ? Eh bien, il faut moins de quarante jours et, d’ici dix ans, il faudra moins de vingt jours. Appliquez cette même méthode aux Administrations nationale, provinciale et municipale et vous aurez un aperçu du mécanisme politique de la République démocratique. Deux heures prises sur chaque jour férié suffisent pour que les citoyens sanctionnent les accords et les lois proposés par les Administrations publiques.
Plus sérieuse semble en revanche la question de l’immaturité des peuples, de leur manque de compétence pour juger de l’opportunité des lois sur lesquelles ils devront se prononcer. À cette objection je répondrai en rappelant ce que j’ai écrit il y a quelques mois dans l’opuscule Espartero y la Revolución :
« Il est possible que l’on avance que les électeurs ne sont pas encore assez instruits pour juger de la conduite de leurs représentants, et encore moins pour décider des institutions qui leur conviennent. Mais cela est un sophisme. S’ils ne sont pas aptes à distinguer une bonne loi ou institution d’une mauvaise, n’étaient-ils pas encore moins aptes à juger les intentions ou l’intelligence et l’instruction de ceux à qui ils cèdent leurs droits de législateurs souverains ?
Au demeurant, nous réfutons cette prétendue ignorance. Il n’est pas aujourd’hui seulement question de science ou d’ignorance, mais plutôt de bonne ou de mauvaise foi.
Rassemblez les voisins du village le plus arriéré, le plus ignorant d’Espagne et dites-leur : Vous êtes libres de résoudre à votre guise toutes les questions politiques dont la solution vous concerne.
Voulez-vous continuer à payer 10 ou 12 pour 100 en contribution ou la réduire à 3 ou 4 pour 100 seulement ?
Voulez-vous que la conscription, légitime pour défendre la Patrie et la Liberté contre des despotes, continue de vous arracher annuellement les plus robustes et utiles de vos fils, ou préférez-vous qu’ils restent auprès de vous ?
Voulez-vous nommer directement vos maires ou que ce soit le Gouvernement qui les nomme ?
Voulez-vous que votre Mairie rende compte de son administration au chef politique ou plutôt qu’il le fasse aux habitants de la commune réunis en assemblée générale ?
Voulez-vous que l’exercice de la liberté d’expression et des droits de réunion, d’association, etc. dépendent du caprice d’un mandarin ou qu’il dépende de vous-mêmes ?
Voulez-vous que les droits d’octroi, qui pèsent excessivement sur les classes travailleuses, continuent d’accroître votre misère ou préférez-vous qu’ils soient remplacés par une contribution directe qui redistribue plus équitablement les charges de l’État ?
Voulez-vous que le sel, le tabac et autres produits continuent d’être monopolisés par le gouvernement ou que tout le monde puisse les fabriquer et les vendre ?
Voulez-vous que l’éducation soit, comme jusqu’à présent, le monopole du Gouvernement qui la vend et le privilège du riche qui l’achète ou préférez-vous que l’on garantisse à tous le droit d’enseigner et que l’éducation nationale soit non pas vendue, mais assurée par le gouvernement ?
Voulez-vous que les salaires excessifs des fonctionnaires publics continuent d’être une incitation à la funeste employomanie qui éloigne les meilleures intelligences de la production, ou que l’on plafonne le salaire à 40 000 réaux et fixe son minimum à 6 000 réaux ? »
Nous sommes convaincus que les voisins de la bourgade la plus arriérée d’Espagne, la plus soumise aux influences réactionnaires et jésuitiques, résoudront ces questions de manière à être en parfait accord avec les principes de Liberté, de Progrès et de Justice.
À l’inverse, dans une assemblée composée de généraux, d’intendants, de grands capitalistes, de magistrats ou aspirants magistrats, le général trouvera des arguments impérieux pour justifier le maintien de la conscription et de l’armée ; le financier démontrera les avantages des rentes stagnantes ; le riche capitaliste prouvera que les contributions doivent être indirectes. Plus ils seront instruits, mieux ils réussiront à faire avaler leurs sophismes. Et les réformes ne verront ainsi jamais le jour.
Pourquoi l’ignorance du villageois trouverait-elle alors une réponse plus appropriée aux questions politiques et économiques que l’intelligence des hautes capacités ?
Tout simplement parce qu’une science qui entre en contradiction avec l’intérêt général est erronée, et aussi parce que c’est davantage l’égoïsme que la science qui inspire à nos législateurs leurs discours grandiloquents, leurs projets et leurs systèmes.
L’on nous ripostera que le peuple ne saura pas résoudre facilement certaines questions complexes comme les questions dynastiques ou des formes politiques et la question du papier timbré ou d’autres questions purement économiques.
Nous rétorquerons que, à quelque page que nous ouvrions le livre de l’histoire, nous trouverons toutes les questions dynastiques ou politiques résolues par la force et non par la science. Et nous ne pensons pas que la solution du problème politique qui agite actuellement la Nation fasse exception à cette règle.
D’ailleurs, si le problème politique était présenté avec clarté, il est probable que la majorité de la population apporterait une solution plus en accord avec ses intérêts.
Dites-lui : si tu te gouvernes par toi-même, il n’y aura pas de conscription, tu paieras le tiers des contributions actuelles, les neuf dixièmes des employés que tu entretiens aujourd’hui iront travailler dans des industries privées, tu nommeras tes maires, tes conseillers municipaux, tes juntes provinciales et tes chefs politiques, tu investiras la plus grande part de ta petite contribution dans les écoles, les routes, les canaux, etc.
Si tu fais venir le comte de Montemolín ou Pierre V, ou si tu soutiens Isabelle, il y aura des conscriptions, des droits d’octroi, tu paieras au moins 1 500 millions de réaux par an. Car, pour être ton roi, chacun de ces Messieurs a besoin de 50 millions par an pour couvrir les dépenses de sa maison ; de 300 millions ou plus pour entretenir une armée qui te force à obéir à ses ordres et à payer les contributions si tu ne le fais pas de ton plein gré ; et d’autres centaines de millions pour les chefs politiques, les magistrats, les commissaires de police, les gendarmes, la police publique et secrète, et toute sorte d’oiseaux qui contrôlent tes pas et surveillent tes paroles. Les ambitieux se disputeront ces emplois très lucratifs et, en délaissant les industries utiles et productives, emploieront leurs talents dans des intrigues pour atteindre les hautes fonctions qui leur donneront accès aux honneurs et à la fortune. Alors que si tu désignes tes autorités et corporations civiles, leurs fonctions seront honorifiques et les emplois gratuits, à l’instar du fonctionnement des Provinces basques.
Nous ne voyons pas d’inconvénient, répétons-le, à solliciter le vote des Espagnols sur la question de la forme politique. Nous sommes convaincus que, à l’exception d’une minorité qui vit exclusivement du budget de l’État, tous les autres – carlistes, impérialistes et monarchistes de toutes sortes – préféreraient un gouvernement démocratique, le gouvernement du Peuple par lui-même, aux gouvernements oppresseurs, coûteux et immoraux de leurs idoles anciennes et modernes.
En l’absence de suffrage universel et de lois sanctionnées par le Peuple, il n’y a pas de Souveraineté individuelle ou nationale ; il n’y a ni droit ni légalité ni justice ; il ne reste que force, supercherie, oppression, injustice et illégalité.
Que pèsent les inconvénients de ce système si on les compare aux maux incommensurables du système opposé qui perdure ?
Chaque fois que, après de coûteuses révolutions, le Peuple a délégué la Souveraineté nationale à un Congrès ou à une Assemblée constituante, il en a résulté une apostasie, une déception.
Les Peuples auraient-ils sanctionné la Constitution de 1837 par laquelle les membres de la Constituante de 1836 ont remplacé celle de 1812 ? Sanctionneraient-ils aujourd’hui celle que fabriquent les membres de la Constituante fondée par la révolution de Juillet ? L’auraient-ils d’ailleurs écrite de cette manière si elle avait dû être soumise à l’approbation du Peuple ? Certainement pas. Pas plus la Constitution de 37 que celles de 45 et de 56 n’auraient vu le jour si le Peuple avait été chargé de les sanctionner.
Mais imaginons un instant que le Peuple les eût sanctionnées : celui-ci aurait-il agi différemment de ses représentants ? Les peuples les plus ignorants et les plus arriérés auraient-ils piétiné les droits individuels, la Liberté et ses chartes sacrées aussi violemment que ne l’ont fait et ne le font encore ces grands politiques et éminents patriciens hissés à régir les destins de la Patrie ? Non, sans l’ombre d’un doute. Et si tel était le cas, si les peuples faisaient mauvais usage de leurs droits, ils ne pourraient se plaindre à personne. Les conséquences de leurs actes et l’expérience leur enseigneraient davantage en un an que ne l’ont fait en un demi-siècle ceux qui ont exercé et exercent encore la Souveraineté en leur nom.
D’aucuns peuvent se demander quelle serait la fonction du Président dans une République démocratique où le Peuple sanctionnerait les lois.
En premier lieu, l’existence d’un Président n’est pas indispensable au système républicain. Une junte composée d’un représentant par province ou un Conseil fédéral national sont préférables à un Président. La fonction du Président ou du Conseil fédéral national n’est pas de sanctionner les lois, mais de les proclamer, de les exécuter et de veiller à leur application.
7. De la religion dans la République démocratique
Les faux prêtres, exploiteurs de la superstition et du fanatisme qui, au nom de Dieu, escroquent les masses et contribuent efficacement à les maintenir dans leur abrutissement, accusent les idées républicaines d’être des ennemies de la religion. Mais ce ne sont là que d’injustes calomnies.
Comment des principes qui s’appuient sur la totale Liberté individuelle pourraient-ils être contraires à la religion ?
Si la religion est une nécessité de l’âme, si les peuples sont naturellement religieux, pourquoi craignez-vous de mettre la religion en danger une fois que les peuples seront libres et pourront manifester leurs idées et pratiques religieuses ?
Dans le système républicain, les hommes sont libres. Ils peuvent s’associer, bâtir des couvents et vivre dans une communauté chrétienne sans l’intervention du gouvernement. Ceux qui veulent faire don de leurs biens et propriétés au clergé peuvent le faire. La pratique de la religion est parfaitement libre. Pourquoi alors le système républicain effraie-t-il autant une partie du clergé ? Pourquoi ? Eh bien, c’est de toute évidence parce que la Liberté républicaine les empêchera d’occulter leurs vices.
Parce que la Liberté républicaine les empêchera de duper le Peuple en faisant passer pour de la religion ce qui est loin de l’être.
Car ce n’est qu’en étant des modèles de vertu et en obéissant aux préceptes de l’Évangile que le Peuple les croira et les entretiendra. Il ne leur sera plus possible de dire : « Faites ce que je dis, pas ce que je fais. »
Confrontez la conduite de la majorité des prêtres avec les sublimes maximes du Décalogue, vous verrez combien d’entre eux sont dignes de s’appeler représentants de ce modèle de charité, d’humilité, d’abnégation et de mansuétude que fut Jésus-Christ.
Ils s’offrent le luxe de faire le contraire de ce que prescrit l’Évangile.
Ils sont plus proches de la vengeance que du pardon, plus proches du tromblon que de la bénédiction, plus proches de l’antichambre du pouvoir et de l’alcôve du riche que de la chaumière du pauvre.
Ils reçoivent au lieu de donner.
Ils trafiquent avec le ciel et l’enfer.
Ils vendent le pardon des péchés, comme les mauvais marchands vendent obscurément des toiles moisies.
Ils ont pris possession des biens terrestres contre la promesse d’une prétendue rétribution céleste de Dieu. Ils menacent du feu de l’enfer, mais aussi du feu de leurs tromblons ceux qui voudraient récupérer leurs biens.
Ils soutiennent et bénéficient des privilèges des pharisiens, que le Christ a pourtant condamnés.
Dans leurs livres, ils préconisent d’assassiner les rois qui refusent de partager le pouvoir avec eux.
Qui reconnaîtra un représentant de la religion et un disciple de Jésus-Christ, lequel est tout amour, dans un énergumène en bure noire qui, une croix dans une main et un poignard dans l’autre, prêche l’extermination de ses frères et les extermine lui-même comme, au grand scandale du monde civilisé, nous le voyons quotidiennement dans l’Espagne catholique depuis un demi-siècle ?
Le Christ a proclamé la Liberté et déclaré que tous les hommes étaient frères et égaux. Eux, ils défendent le despotisme.
Le Christ a proclamé la Fraternité. Eux, ils brûlent vif celui qui ne pense pas d’une manière adéquate.
Le Christ a proclamé l’Égalité. Eux, ils soutiennent les aristocraties et les hiérarchies, à commencer par les leurs, et ils vendent au plus puissant le siège le plus convoité du temple.
Voilà pourquoi une grande partie du clergé condamne la République. Parce que la République est chrétienne d’après Jésus-Christ et non d’après ces prêtres. Ils la condamnent pour la même raison qu’ils condamneraient aujourd’hui le Christ, s’il revenait racheter nos péchés. Parce qu’ils font tout le contraire de ce qu’enseigne l’Évangile.
Dans le système républicain, les catholiques pratiquent librement leur religion. Personne n’a le droit d’entraver leurs pratiques et dévotions ni de s’y opposer.
Dans le système républicain, la religion n’a d’autres armes que celles qui lui sont propres : la persuasion et l’exemple. La violence disparaît.
Par conséquent, avec la République, la religion ne perd rien, elle y gagne. Car, grâce à la publicité et à Liberté, elle sera épurée de tous les vices qui la rongent et cessera d’être une institution sociale et mondaine pour retrouver son essence spirituelle : la relation mystérieuse entre la conscience et Dieu.
Dans le système démocratique, l’administration publique n’a aucun lien avec la religion. Les fidèles s’entendent directement avec le clergé et lui donnent spontanément leur contribution pour le culte.
Si la religion catholique est la vraie religion, pourquoi ceux qui la défendent à tout prix craignent-ils que des hommes d’autres confessions viennent s’établir en Espagne et y pratiquer leurs religions ? Pour leur faire abandonner leurs erreurs, ne serait-il pas plus facile de les convertir par la persuasion et l’exemple ?
D’ailleurs, qu’importe au bon chrétien que son voisin soit protestant du moment que c’est un bon citoyen et un homme bon ?
Les Espagnols d’aujourd’hui sont-ils de meilleurs catholiques que leurs aïeuls par le fait d’habiter un pays dans lequel il n’existe plus de protestants, de maures et de juifs depuis les expulsions opérées par les stupides rois de la race autrichienne ?
Quelle que soit la religion qu’il professe, un homme peut être infesté par tous les vices ou orné de toutes les vertus.
La différence de religion ne doit pas être motif de haine ou de mépris, mais au contraire de charité et d’amour entre les hommes. Jésus-Christ a dit : « Aimons davantage le plus malheureux ». Or, qui peut être davantage malheureux aux yeux du bon chrétien que celui qui est englué dans les erreurs d’une fausse religion ?
En outre, ayant toutes pour objet l’adoration de l’Être suprême, toutes les religions sont au fond égales. Les principales différences ne résident que dans la révélation, la forme et les manifestations.
La religion de Jésus-Christ commande aux hommes d’aimer leurs semblables sans distinction de religion.
La liberté de culte, loin d’être un mal, est un bien pour les peuples, car elle vise à effacer les haines suscitées par les mauvais prêtres et leurs fausses interprétations de la religion.
La liberté de culte renforcera, pour le bien de tous, les liens entre les différentes races et nations. Surtout, elle est juste parce que fondée sur le respect de la Liberté et des droits individuels.
V. Résumé : l’étendard de la démocratie
ou le programme du XIXe siècle
L’étendard de la Démocratie est le programme de la civilisation moderne. C’est l’aspiration ardente des générations qui, de conquête en conquête, de progrès en progrès, marchent ensemble vers la maîtrise totale de la matière, qui doit faire de l’humanité la maîtresse du monde, et vers la réalisation d’un idéal de justice, d’amour et de Liberté. C’est l’espoir joyeux qui nous sourit à l’horizon, l’étoile qui brille à travers les nuages ensanglantés qui nous entourent.
C’est la raison pour laquelle on peut, sur le glorieux étendard de la Liberté et du progrès brandi par la Démocratie, lire trois mots magiques qui réassument le dogme de la politique de l’humanité : Liberté, Égalité, Fraternité.
Et, en développant dans son credo cette mystérieuse trinité qui renferme la Constitution d’un nouvel ordre social, du royaume de la justice promise aux hommes par tous les annonciateurs, rêvée par les poètes et pressentie par les sages, la Démocratie proclame la Souveraineté individuelle avec tous ses attributs :
– libre arbitre et liberté d’action ;
– liberté de culte, d’enseignement, de presse, de réunion, d’association, d’industrie et de commerce ;
– intervention directe dans l’administration publique ;
– suffrage universel et sanction des lois par le Peuple ;
– droit d’être jugé par ses pairs, établissement du jury et libre défense ;
– droit à la conservation de la vie ;
– droit à l’assistance, à l’instruction, au travail et à la propriété.
La Démocratie croit et espère que l’application de ces principes et la mise en place des institutions qui en découlent produiront la paix perpétuelle. S’ensuivront aussi la perfection morale et matérielle de l’homme, qui procurera le bonheur de l’espèce, et une série ininterrompue de progrès, d’avancées et de perfectionnements tels que ceux advenus jusqu’à nos jours seront en comparaison qualifiés de retards, de profonde ignorance.
Ces principes constituent le Décalogue ou le credo de la démocratie du XIXe siècle.
Pour atteindre cette ère heureuse qui doit être le patrimoine légué à nos enfants, la Démocratie, avant-garde de l’humanité, déclare une guerre à mort aux privilèges, erreurs, préoccupations, institutions et systèmes qui font obstacle au progrès et, après avoir éteint leurs feux dans la sphère de la discussion, elle les détruira sur le terrain des faits.
La Démocratie, qui a eu raison des châteaux féodaux en émancipant les serfs ; qui a détruit les inquisitions et les couvents qui pesaient comme pierre tombale sur l’intelligence ; qui a relégué à l’histoire les magistrats à vie – qui perpétuaient l’absence de police et d’appareil public dans les villes et les villages – et, en ouvrant les portes au droit, ouvert la voie à toutes les carrières jusque-là monopolisées par les soi-disant nobles ; et qui, face aux rois qui prétendaient être de source divine et les représentants de Dieu sur terre, les a mis à genou face au Peuple, les a dépouillés de leurs divines investitures, les a contraints à abdiquer leur souveraineté céleste en faveur de l’humaine Souveraineté du Peuple, et a ainsi poursuivi son œuvre de régénération ; la Démocratie, pour améliorer l’administration publique, exige l’abolition :
– de la conscription ;
– des matricules maritimes ;
– des contributions indirectes ;
– du papier timbré ;
– des loteries ;
– du monopole du sel et du tabac ;
– des douanes et des droits d’octroi ;
– de la centralisation ;
– des privilèges et des tribunaux spéciaux ;
– des états de siège ;
– du système actuel de procédure judiciaire ;
– de la peine de mort.
Comment la Démocratie, qui réclame la suppression de tous les abus et l’application de tous les principes utiles au Peuple, pourrait-elle ne pas triompher contre et malgré les efforts désespérés de ses ennemis ?
La Démocratie n’est ni un parti ni un rassemblement d’hommes qui cherchent à améliorer leur condition sans tenir compte du sort de leurs semblables. La Démocratie est l’expression de l’idée régénératrice du progrès qui se réalise dans le temps et dans l’espace. Lutter contre elle, c’est lutter contre le destin.
C’est pourquoi ni la science ni la force de ses adversaires ni l’ignorance inerte des masses ni les trahisons ou maladresses de ses défenseurs n’ont pu et ne pourront la tuer. Elle renaît plus vigoureuse et plus forte après chaque défaite, comme le Phénix de ses cendres.
Vaincue, elle continue d’effrayer les rois vainqueurs qui, entourés de soldats et de canons, tremblent sur leurs trônes dès qu’ils entendent son nom.
Quel facteur si ce n’est la crainte de la Démocratie, pourtant vaincue et désarmée, a provoqué en Crimée la guerre de despotes qui ont moins peur les uns des autres que de l’idée démocratique ?
Napoléon Ier a dit que l’Europe serait au milieu du siècle cosaque ou républicaine. La solution ne peut se faire attendre encore longtemps.
La lutte que les gouvernements despotiques et aristocratiques des nations occidentales ont entamée en Orient est le prélude de cette lutte gigantesque qui sera la dernière. Car, en les délivrant de leurs rois et de leurs armées, cette lutte émancipera définitivement les nations du régime barbare, féodal, bureaucratique et militaire qui les écrase.
Le triomphe de la Démocratie est inéluctable. Si, au lieu de ne penser qu’à s’enrichir, la classe moyenne comprend sa mission, son devoir et ses intérêts, si elle abandonne un seul instant ses affaires et ses spéculations et s’engage dans la lutte en mettant sa richesse, son savoir et son influence sur le plateau de la liberté et du progrès, alors la balance penchera aussitôt du côté de la révolution et la lutte sanglante et terrible, dont cette même classe moyenne souffrira plus que toute autre, ne méritera plus le nom de lutte : ce sera un triomphe sans effusion de sang, ce sera l’apothéose de la justice, de la raison et du droit. Les armées du despotisme, leurs canons et citadelles s’évaporeront en quelques heures, comme la brume du matin aux premiers rayons du soleil.
La classe moyenne joue aujourd’hui le rôle d’arbitre sinon du triomphe de la réaction, du moins des accidents de la lutte.
La classe moyenne, émancipée par les révolutions, instruite grâce à la liberté et hissée au pouvoir sur les épaules du Peuple, a le devoir d’achever la lutte conformément aux principes révolutionnaires et à la liberté dont elle est issue. L’époque des contemplations et du juste milieu est révolue.
Les gouvernements d’Occident ne sont pas capables de vaincre la Russie. Cette dernière triomphera-t-elle ? Non. Car la défaite décisive des alliés soulèverait la France et l’Angleterre et le feu vivifiant de la révolution se propagerait dans toutes les nations. L’Europe libre et unie étoufferait alors dans ses bras l’Ours du Nord, pas en Crimée sinon à Varsovie et à Saint-Pétersbourg. De quelque angle que l’on aborde la question d’Orient, on ne trouvera pas d’autre solution, sauf à supposer les nations occidentales capables de préférer le triomphe du despotisme à la Liberté ; le pouvoir de la Russie en Asie et dans la Méditerranée au pouvoir de l’Angleterre, amputée de l’Irlande et réduite à une nation de troisième ordre ; la France dirigée par Henri V ; l’Autriche indemnisée en Italie et en Suisse pour ce qu’elle pourrait perdre dans le Danube ; Montemolín à Madrid ; don Miguel à Lisbonne ; et partout des soldats, des prêtres et des gardes impériales et royales composées de cosaques qui pilleront et asserviront les peuples et étoufferont l’opinion publique là où elle osera se manifester. Mais cela est-il possible ? L’aveuglement et l’égoïsme de la classe moyenne pourraient-ils lui faire préférer cette solution, dont elle serait la première victime, aux éventuels risques d’une révolution qui la délivrerait une fois pour toutes des dangers incessants auxquels la réaction la soumet depuis un demi-siècle, compromettant sa victoire ? Nous ne le croyons pas. La classe moyenne est celle qui a le plus à perdre d’un triomphe de la réaction, car c’est celle qui possède le plus et, pour la même raison, c’est celle qui tirera le plus de profit de la Révolution démocratique universelle, comme elle l’a fait de toutes les révolutions nationales menées à ce jour.
Pour conclure, nous affirmons que la réaction, c’est la mort et que la révolution, c’est la vie. La cause des rois, c’est la cause des ténèbres et de l’ignorance. La cause du Peuple, c’est la cause de la Raison.
La République démocratique, fédérale et universelle est la solution au double problème politique et social posé par nos pères.
Ne léguons pas à nos enfants un système à résoudre.
FIN
[1] Littéralement sans-chemises, ce mot désigne les libéraux radicaux sous la révolution espagnole de 1820.
[2] Le terme polacos renvoya pendant les années 1850 d’abord à une fraction du Parti modéré dirigée par Luis José Sartorius, homme politique à qui on attribua erronément des origines polonaises, puis à tout membre d’une clientèle politique espagnole.
Eliseo Aja Fernández, Democracia y socialismo en el siglo XIX español: el pensamiento político de Fernando Garrido, Madrid, Edicusa, 1976.
Joaquín Beltrán Dengra, El populismo en el republicanismo federal español hasta 1868 y especialmente en Fernando Garrido Tortosa, Barcelona, Virus, 2012.
Gloria Espigado Tocino, « La buena nueva de la mujer profeta: identidad y cultura política en las fourieristas Ma Josefa Zapata y Margarita Pérez de Celis », Pasado y Memoria. Revista de Historia Contemporánea, 2008, n°7, p. 15-33.
Javier Fernández Sebastián, « Liberales y liberalismo en España, 1810-1850. La forja de un concepto y la creación de una identidad política », Revista de Estudios Políticos, 2006, n°134, p. 125-176.
José Miguel Fernández Urbina, Sixto Cámara, un utopista revolucionario, Bilbao, Universidad del País Vasco, 1984.
Albert García-Balaña, « À la recherche du Sexenio Democrático (1868-1874) dans l’Espagne contemporaine. Chrononymies, politiques de l’histoire et historiographies », Revue d’histoire du xixe siècle, 2016/1, n°52, p. 81-101.
Jorge Maluquer, El socialismo en España, Barcelona, Crítica, 1977.
Manuel Morales Muñoz, « La oposición democrática en la génesis revolucionaria (1848-1868) », Bulletin d’Histoire Contemporaine de l’Espagne, 2020, n° 55 [en ligne].
Florencia Peyrou, « ¿Voto o Barricada? Ciudadanía y revolución en el movimiento demo-republicano del periodo de Isabel II », Ayer, 2008, n° 70, p. 171-198.
Florencia Peyrou, « 1848 et le Parti démocratique espagnol », Le Mouvement Social, 2011, n° 234, p. 17-32.
Florencia Peyrou, « The role of Spain and the Spanish in the creation of Europe’s transnational democratic political culture, 1840–70 », Social History, 2015, n° 40, p. 497-517.
Florencia Peyrou and Juan Luis Simal, « Exile, Secret Societies, and the Emergence of an International Democratic Culture », inJoanna Innes and Mark Philp (dir.), Re-imagining Democracy in the Mediterranean 1780-1860, Oxford University Press, 2018, p. 205-230.
Guy Thomson, The Birth of Modern Politics in Spain: Democracy, Association and Revolution, 1854-75, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010.
Fernando Garrido, La république démocratique, fédérale et universelle. Notions élémentaires des principes démocratiques dédiées aux classes productives, [Madrid, 1856], présenté par Hernán Rodríguez Vargas et traduit par Brigitte Domergue, dans Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 14 avril 2021, URL : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/catechismes/18.html
Projet Lauréat PSL-Columbia 2018 :