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L’architecture domestique à Québec sous le Régime français, depuis sa fondation (1608) jusqu’à la Conquête britannique (1759), possède une histoire somme toute brève, mais néanmoins relativement intense et complexe, sise dans une agglomération qui passe rapidement d’un village à une ville stratégique à la hauteur de son statut de capitale coloniale, par ses institutions, son enceinte et son envergure, en à peine quelques années. De la même manière, il apparaît possible que la maison urbaine se transformerait elle aussi au niveau formel, dans son apparence extérieure comme dans sa structure et son aménagement, reflet sans doute des changements de mentalités et des bouleversements socioéconomiques qui marquent le XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe siècle. Si un ou deux facteurs explicatifs pour en expliquer l’origine ont déjà été avancés, on a souvent conclut trop rapidement de et façon unidimensionnelle, sans regarder la ville et les probables transformations dans leur totalité, faute de données suffisantes. Notre projet de doctorat porte sur la période située entre 1655 et 1755. Cette dernière voit d’importantes transformations s’opérer, particulièrement après le tournant du début du XVIIIe siècle. En effet, avant cette époque, la maison urbaine type de cette ville est généralement en bois, sur un niveau ou un niveau et demi (étage de combles aménagé), les portes et fenêtres sont décorées de généreuses moulures et la toiture, souvent mansardée, c’est-à-dire « brisée » en deux pentes, est supportée par une lourde structure, la charpente. En quelques dizaines d’années, cette maison va laisser sa place à un modèle légèrement plus standardisé, soit celui d’une maison en pierre généralement à deux niveaux, sans boiseries extérieures, dont les murs pignons sont saillants (et de ce fait coupe-feu) et la charpente de toit assez simplifiée. Selon l’historiographie de l’architecture québécoise, il fait à peu près consensus que ces changements se sont opérés suite à la mise en place d’une série de règlements d’urbanisme « anti-incendies », dont la quasi-totalité découle des ordonnances promulguées par les intendants (et parfois les gouverneurs) en poste, et qui agissent, surtout au XVIIIe siècle, sous le conseil des ingénieurs militaires. Il est sans doute fort probable que les ordonnances portant sur l’urbanisme et la construction, dont surtout celle de 1721 de l’intendant Bégon et celle de 1727 de l’intendant Dupuy, ont pu avoir a minima une certaine influence sur l’aspect des résidences. Mais à notre avis, regarder les transformations de l’habitat à Québec uniquement à travers le filtre du cadre réglementaire est une façon de se limiter à une seule dimension d’un objet d’étude fort complexe dont la forme dépend vraisemblablement d’une multitude de facteurs, grands comme petits, et peut-être parfois contradictoires. C’est pour cette raison que nous voulons ajouter surtout deux grandes variables à l’analyse : d’une part, celle du « goût » architectural (entre classicisme et vernaculaire) et des « nouvelles sensibilités » (confort, relations interpersonnelles), de l’autre celles des considérations « pratiques » et « socioéconomiques ». Notons que l’urbanisme qu’appliquent les ingénieurs militaires à la ville est également considéré à travers ses deux aspects. Dans l’architecture domestique ordinaire, ces notions s’entremêlent parfois très étroitement et subtilement, mais ils ne restent pas moins, selon nous, les clés de lecture essentielles à dégager pour avoir une compréhension plus globale et complète.
Contribution du projet à l’avancement des connaissances
L’histoire de l’architecture domestique à Québec avant le milieu du XVIIIe siècle n’a pas été abordée de façon sérieuse dans les années 1970, et chaque fois de façon assez succincte, se contentant presque toujours d’expliquer les transformations observées dans l’habitat par la promulgation des ordonnances sur la construction. Les publications des années 1990 ont apporté une littérature plus riche et complète, mais dans l’ensemble, on a travaillé à partir de données fragmentaires ou dans un cadre trop réduit, ce qui n’a pas empêché plusieurs de tirer des conclusions empreintes de grandes certitudes. Comme nous, la majorité des auteurs ont utilisé comme source primaire les marchés de construction, soit l’acte notarié passé entre un client et un artisan sur la maison à édifier, mais avec un corpus trop petit, ou trop restreint par certains critères. Les demeures de plusieurs quartiers à l’extérieur du secteur proche de la place Royale, à commencer par celles de toute la Haute-ville, le reste de la Basse-ville, les faubourgs naissants et leur relation avec l’enceinte fortifiée ont été à peu près entièrement laissés en plan par les grandes études. Le moment est donc venu de considérer enfin toute la ville dans ses limites de l’époque, qui plus est dans une période suffisamment longue (1655-1755) pour cerner à peu près tous les changements observables à l’époque où Québec est capitale de la Nouvelle-France, histoire d’avoir un point de vue global, qui permet de saisir les dynamiques dans et entre les quartiers. Une fois toutes ces données en main, il n’y a pas de doute qu’il sera possible de mieux saisir quelles sont les transformations que paraît subir l’architecture domestique et leurs causes.
Approche théorique et méthodologique
Les méthodes de recherche techniques consistent essentiellement en trois types de travail. D’emblée, il s’agira de terminer la première étape, celle de la transcription des données extraites des actes notariés, qui par des sortes de formulaires préremplis, tente autant que possible de ventiler toutes les informations disponibles dans les textes, que ce soit les dimensions du bâtiment à construire ou à agrandir, les acteurs impliqués, le coût, les matériaux, les techniques, etc. Ces formulaires et leurs données permettront de dresser une image du bâtiment à construire sous une forme simplifiée, ce qui sera la deuxième tâche. Cette technique a été employée avec succès lors de notre maîtrise et permet, toujours avec une disposition sérielle, d’émerger du flot de données pour faire ressortir des grandes tendances architecturales dans le sujet à l’étude. Quant à la troisième tâche, il s’agira d’écrire l’interprétation en bonne et due forme des usages et changements observés dans les marchés, dessins, et autres supports visuels. Pour cette étape plus complexe et théorique, puisqu’elle est la partie la plus critique du projet, il est comme toujours difficile de trouver une référence méthodologique et théorique parfaite. Sur un plan large, cette thèse cherche définitivement à s’inscrire dans la « nouvelle vision » de l’histoire de l’architecture, que l’on peut résumer en disant qu’elle a pour caractéristique une approche plus globale, plus ouverte aux apports des autres disciplines ainsi qu’une vision résolument sociale. L’histoire de l’architecture est en outre marquée par une sorte de « rematérialisation » qui se veut une nouvelle réponse à une ambiguïté fondamentale présente en architecture depuis la Renaissance, moment où des théoriciens notent déjà la nature « mixte » du domaine, entre théorie et pratique, connaissances intellectuelles et matérielles . Cette dernière s’accompagne également d’un intérêt renouvelé envers l’histoire de la construction et des techniques, ainsi qu’envers les interactions entre savoirs « scientifiques » issus des traités et savoirs « implicites » acquis et transmis par les artisans, particulièrement dans la période moderne. La pratique d’une « reconstruction » virtuelle des artefacts disparus comme la nôtre est par ailleurs elle aussi une tendance qui prend place dans la recherche depuis quelques années. Et ce n’est qu’une autre branche d’un vaste mouvement interdisciplinaire qui, en bref, comme l’exprime si bien l’historienne de l’architecture Valérie Nègre, « vise à ne pas séparer les objets et les idées des contextes matériels dans lesquels ils émergent ». Mais la matérialité n’est pas le seul élément que nous voulons inclure dans notre grille d’analyse, et c’est pour cela que nous avons choisi comme principal ouvrage de référence English Houses, 1300–1800: Vernacular Architecture, Social Life (2010), l’ambitieuse synthèse nationale de l’archéologue du bâti britannique Matthew Johnson. Sur un ton qui croise à la fois un souci de vulgarisation, un côté parfois pamphlétaire et une touche d’humour, Johnson cherche à déconstruire aussi solidement que possible les mythes liés à l’architecture vernaculaire. À la manière que ce que nous souhaitons faire, il n’hésite pas à aborder les questions des transformations de l’aménagement qui suivent celles des manières de vivre, la représentation du statut social, la construction et du goût esthétique, qui concernent jusqu’à la maisonnette la plus élémentaire. S’il traite de son sujet avec un angle résolument social, notons qu’il a la sagesse de ne verser ni dans la théorie de la « lutte des classes », où le « petit peuple » lutterait avec ses traditions contre une architecture imposée par l’élite, ni dans celle de « l’émulation » systématique du même groupe qui ne chercherait qu’à imiter aveuglément l’aristocratie. La vérité, dit-il, se trouve probablement entre les deux, mais s’explique par des raisons beaucoup plus complexes et beaucoup moins cohérentes, de ce fait ardues à résumer simplement. Le livre possède en outre le mérite d’introduire des concepts jusqu’alors plutôt rares en histoire de l’architecture domestique, soit celui de la « performance », et de « l’agence » (traduction de l’anglais agency suivant celle de Philippe Descola pour l’ontologie des images), en plus de la matérialité rencontrée plus tôt. Pour trouver un exemple plus près au niveau de la forme de ce que nous voulons faire pour notre thèse, et qui reprend une bonne partie des approches de Matthew Johnson, sans toutefois les définir aussi clairement, on peut considérer Maisons parisiennes des Lumières (2006) de l’historien français Youri Carbonnier . En effet, ce dernier utilise pour sa démonstration des actes notariés, les 3400 procès-verbaux des experts jurés des bâtiments recensés de 1760 à 1792 . Cette véritable institution, propre à Paris à l’époque, n’a malheureusement pas d’équivalent à Québec, et permet une plongée dans le bâtiment tel qu’il a été bâti réellement. En définitive, notre approche méthodologique se veut fondamentalement statistique et sérielle pour aborder les marchés de construction, et trouve son prolongement avec l’analyse formelle, elle aussi comparative, des dessins qui en sont issus et des autres images connexes. Les inspirations théoriques, dont la principale est le travail de Matthew Johnson, viennent quant à elles diriger l’interprétation avec les notions de globalité, de matérialité, de performance et d’agence. Ces deux pans sont par ailleurs reflétés dans l’organisation des chapitres de la thèse.
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