EA 7347 HISTARA

Histoire de l’art,

des représentations et de

l’administration en europe

Une œuvre de la Bibliothèque Républicaine Numérique

Anonyme
Catéchisme sur les droits de l'homme
Disciple et Maître
Turin, 1799
Présenté par Stefano Carlucci - Traduit par Alexandre Frondizi
Bibliographie

Lodovica Braida, Le guide del tempo: produzione, contenuti e forme degli almanacchi piemontesi nel Settecento, Torino, Deputazione subalpina di storia patria, Torino, 1989.

Lodovica Braida, L’autore assente: l’anonimato nell’editoria del Settecento, Bari/Roma, Laterza, 2019.

Paolo Conte, « Michele de Tommaso: tra Costituzione montagnarda e sistema napoleonico (1792-1804) », Il Risorgimento, 2016, n° 2, p. 8-42.

Paolo Conte, « Le Commissariat d’Oneille : au-delà de Buonarroti (1794-1796) », Annales historiques de la Révolution française, 2017/2, n° 388, p. 75-106.

Luciano Guerci, « I giornali repubblicani nel Piemonte dell’anno VII », in Dal Trono all’Albero della Libertà. Trasformazioni e continuità istituzionali nei territori del Regno di Sardegna dall’antico regime all’età rivoluzionaria, Rome, 1991, Ministero per i beni culturali e ambientali, Ufficio centrale per i beni archivistici, tome 2, p. 525-563.

Luciano Guerci, Mente, cuore, coraggio, virtù repubblicane. Educare il popolo nell’Italia in rivoluzione (1796-1799), Torino, Tirrenia Stampatori, 1992.

Luciano Guerci, « Aspects du débat sur l’Égalité durant le Triennio républicain », Annales historiques de la Révolution française, 1998, n° 313, p. 409-430.

Luciano Guerci, Istruire nelle verità repubblicane: la letteratura politica per il popolo nell’Italia in rivoluzione (1796-1799), Bologna, Il Mulino, 1999.

Organisé comme un jeu de questions et réponses entre un disciple et son maître, ce Catechismo sui diritti dell’uomo est publié en 1799 dans les colonnes de la Verità vendicata (la Vérité vengée), l’un des nombreux périodiques républicains qui fleurissent au cours du Triennio italien. Il paraît très précisément aux pages 44-46, 52-53, 67-70, 75-77 et 85 des numéros 6, 7, 9, 10 et 11 de ce journal turinois dont la parution est en mai 1799 subitement interrompue en raison du retournement de la conjoncture politique et de l’approche des armées contrerévolutionnaires austro-russes. La brièveté de l’expérience politique de la République piémontaise (décembre 1798-juin 1799) a donc condamné ce catéchisme à rester à l’état de fragments inaboutis.

L’historien Luciano Guerci a montré que ce catéchisme reprend en bonne part les sept premiers articles du catéchisme de même titre que les exilés napolitains Ascanio Orsi et Michèle De Tommaso avaient en 1794 publié en italien et français sous l’impulsion du célèbre révolutionnaire Filippo Buonarroti. L’auteur anonyme du Catéchisme sur les droits de l’homme fait par conséquent le choix d’un discours qui, en renouant avec la période héroïque des conquêtes révolutionnaires, ne prend pas sérieusement en compte les réalités politiques du moment.

 

 

Ce catéchisme inabouti traite successivement de la nature humaine (I), l’homme étant conçu comme un être de sens et de raison tendu vers le bonheur ; des droits (II), définis comme le pouvoir de se servir librement de ses capacités naturelles pour atteindre le bonheur ; de la société et de sa finalité fondamentale (III), à savoir l’union nécessaire entre des êtres en quête d’un bonheur ou d’une « félicité » impossibles dans la vie présociale ; de l’égalité (IV), dont la définition déborde sur la section suivante et donne parfois lieu à une passionnante inversion superficielle des rôles entre le maître et son disciple ; de la loi (V), « expression libre et solennelle de la volonté générale », qui autorise la vie commune ; de la liberté (VI), et notamment de la distinction entre « liberté naturelle » et « liberté morale » ; et enfin brièvement de la sécurité (VII), classiquement définie comme « la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne et de tous ses droits ». La dernière réponse du maître – « Les lois dont la société confie l’exécution entre les mains des membres du Gouvernement » – suggère que l’auteur anonyme envisageait de poursuivre son enseignement par une leçon consacrée à la constitution du gouvernement et, peut-être, aux modalités de délégation de la souveraineté populaire.

Article premier : l’homme et sa nature

Disciple : Que suis-je ?

Maître : Tu es un être sensible et raisonnable. La partie sensible est ton corps. La raison est dans l’âme. Cet Être, on l’appelle homme.

 

D. : Pourquoi l’as-tu appelé être sensible ?

M. : Parce qu’il reçoit le plaisir et la douleur par le biais de ses sens, qui sont la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher.

 

D. : Explique-moi ces sens.

M. : La vue réside dans les yeux grâce auxquels nous voyons les choses qui nous entourent. L’ouïe est dans les oreilles par lesquelles nous entendons le bruit et les sons. L’odorat est dans le nez grâce auquel nous sentons les odeurs. Le goût est dans la bouche qui nous permet de goûter aux saveurs. Enfin, le toucher est réparti sur tout le Corps et notamment sur la surface de la main. Celle-ci nous permet de toucher les objets et de sentir s’ils sont chauds ou froids, en mouvement ou à l’arrêt, mous ou durs, carrés ou ronds, etc.

 

D. : Tu as également dit que l’homme est un être raisonnable. Pourquoi l’as-tu appelé ainsi ?

M. : Car, de tout ce dont il fait l’expérience à travers la vue, le toucher, etc., il en tire des conséquences qu’il traite ensemble afin de retrouver du plaisir et d’échapper à la douleur.

 

D. : Que provoque en nous le plaisir ?

M. : Il nous renseigne sur les choses qui nous profitent.

 

D. : Et la douleur ?

M. : Elle nous renseigne sur les choses qui nous nuisent.

 

 

D. : Donc un objet agréable, outre le plaisir qu’il nous procure, nous apporte un avantage, et un objet qui nous déplaît nous cause du tort ?

M. : C’est exactement cela. C’est la raison pour laquelle la nature nous a rendus capables de ressentir le plaisir et la douleur.

 

D. : Mais quel est cet avantage que nous procure le plaisir, et quel est ce tort que nous provoque la douleur ?

M. : L’avantage, c’est que notre corps se conserve et devient meilleur. Le tort, c’est au contraire que le corps se détériore et devient mauvais.

 

D. : Donc, avec les objets agréables, nous sommes bien et, avec les objets désagréables, nous sommes mal ?

M. : Oui, et c’est la raison pour laquelle nous sommes heureux avec les premiers et malheureux avec les seconds.

 

D. : Qu’est-ce au juste que ce bonheur ? En quoi consiste-t-il ?

M. : Il consiste à posséder ce qui nous plaît et nous profite, et à être dépourvu de ce qui nous déplaît et nous porte préjudice.

 

D. : Puis-je agir de manière à trouver ce qui me profite et à fuir ce qui me nuit ?

M. : Oui, chaque homme peut, a le droit, et doit le faire.

 

 

Article II : le droit

D. : Qu’est-ce que ce droit que tu as mentionné ?

M. : Le Droit est le pouvoir de faire usage de ses propres facultés pour atteindre le chemin conduisant au bonheur.

 

D. : Donc, s’il ne faisait pas usage de ses droits, l’homme ne serait pas heureux puisqu’il s’éloignerait de ce qui est bon et se rapprocherait de ce qui est mauvais ?

M. : En effet.

 

D. : L’homme peut-il faire toujours usage de ses droits ?

M. : Oui toujours, puisqu’il doit à chaque instant rechercher son bonheur. Il peut, même en société, faire usage de ses droits.

 

 

Article III : la société et son but

D. : Qu’est-ce que la société ?

M. : C’est l’union des hommes, qui vivent ensemble sous certaines règles.

 

D. : Pourquoi vivent-ils ensemble ?

M. : Pour le bonheur commun.

 

D. : Le bonheur commun est donc le but de la société ?

M. : Oui, les hommes dispersés et séparés n’étant pas heureux, ils se sont unis pour l’être.

 

D. : Au-delà du bonheur particulier, il existe donc le bonheur commun ?

M. : Oui. Ce bonheur commun forme le bonheur particulier de tous, et le bonheur particulier de chacun forme le bonheur commun. Lorsque les hommes sont heureux en commun, ils le sont aussi en particulier. Et, lorsque tous les hommes sont personnellement heureux, la société entière est heureuse.

 

D. : Quel est, en société, ce bonheur particulier de chacun ?

M. : Il consiste dans la pleine possession et le libre exercice de ses propres droits. Car, comme je l’ai déjà dit, l’exercice de ces droits rend les hommes heureux. Les hommes ne seraient donc pas heureux s’ils ne pouvaient en société jouir du libre exercice de leurs droits.

 

D. : Il me semble que les droits de l’homme sont nombreux. Montre-moi en quoi ils consistent.

 

 

Article IV : l’égalité

D. : Qu’entends-tu par droit à l’égalité ?

M. : Avant de répondre à cette question, j’aimerais que tu réfléchisses à certaines choses que tu vois, mais que tu n’as pas encore pleinement comprises. Je te dis donc que tous les hommes sont égaux par nature.

 

D. : Que signifie que tous les hommes sont égaux par nature ?

M. : Cela signifie que les hommes sont tous faits de la même manière : ils ont tous les mêmes besoins, les mêmes passions, les mêmes facultés.

 

D. : Qu’entends-tu quand tu dis que les hommes sont tous également constitués ?

M. : J’entends que la composition et l’organisation est identique chez tous les hommes : ils ont tous un corps forgé sur le même modèle. Ainsi, à titre d’exemple, ils ont tous un estomac, des intestins, un cœur et du sang qui circule dans leurs veines. Ils ont tous, comme nous l’avions dit, les mêmes sens. Dans ces affaires, les hommes sont tous égaux. Le sang des chevaliers ou des tyrans, qui se font appeler rois, n’est pas différent du sang des pauvres.

 

D. : Et que sont les besoins ?

M. : De la composition et de l’organisation, que nous avons observées égales chez tous, découle la nécessité de manger, de boire, de dormir, de se vêtir. Ce sont ces nécessités que nous appelons besoins. Ces derniers sont communs à tous et égaux chez tous.

 

D. : Et les passions ?

Les voici. Comme nous l’avons dit, les corps nous donnent du plaisir et de la douleur à travers nos sens. Nous aimons et nous nous efforçons d’obtenir les objets qui nous procurent du plaisir. Nous détestons et nous faisons tout pour nous éloigner des objets qui nous déplaisent. C’est cet effort pour posséder un objet qui nous plaît ou pour nous éloigner des objets déplaisants qui, en devenant continu, forme la passion. Les hommes ayant tous le même nombre de sens et la même construction, il s’ensuit que les passions sont communes à tous.

 

D. : Il te reste à me dire ce que signifie le mot faculté ?

M. : Chacun sait qu’il a la force de faire quelque chose. Moi, par exemple, je peux me lever, m’assoir ou bouger ; je peux penser à tel ou tel autre objet ; je peux aimer ou haïr une chose. Toi aussi tu peux faire ces choses-là, et tous les autres hommes peuvent le faire comme nous. Le mot faculté comprend donc tout ce que nous pouvons faire. As-tu compris ?

 

D. : J’ai parfaitement compris. Tu m’as fait comprendre très clairement des choses dont je n’avais pas encore connaissance. Éclaire-moi davantage ; explique-moi ce que tu me disais sur le droit à l’Égalité.

M. : Écoute : les hommes, qui sont tous égaux par nature, ne doivent pas perdre cette égalité dans leur vie en société. Ils peuvent donc employer toutes leurs forces pour la préserver. Si l’un était supérieur à un autre, il y aurait alors un oppresseur et un opprimé, des gens seraient malheureux et le but de la société serait anéanti. Le droit à l’égalité est le fondement du bonheur des hommes.

 

D. : Mais dis-moi, si les hommes sont tous égaux par nature et ont le droit de conserver l’égalité naturelle quand ils s’unissent en société, pourquoi alors cette Égalité n’est-elle pas respectée dans tant de sociétés ?

M. : Il s’agit là d’une injustice : la société devrait protéger l’égalité entre tous les individus. L’inégalité qui règne dans certaines sociétés est le signe qu’elles n’ont pas protégé, mais violé les droits de tous les Citoyens et que les hommes n’y sont pas heureux.

 

D. : Que faudrait-il donc faire dans ces sociétés pour rendre les hommes heureux et protéger leur égalité naturelle ?

M. : Il faudrait changer profondément les choses : détruire toute inégalité et établir des lois qui assurent l’égalité entre les hommes.

 

 

 

Article V : la loi

D. : Que sont ces lois ?

M. : La loi est l’expression libre et solennelle de la volonté générale.

 

D. : Explique-moi ce que tu viens de dire, car je n’ai rien compris.

M. : Je t’ai déjà dit que les hommes se sont réunis ensemble pour le bonheur commun. S’ils étaient restés séparés, ils n’auraient pas été heureux, ils se seraient fait constamment la guerre et n’auraient pas eu tous les avantages de la vie en société. Voilà pourquoi ils ont jugé bon de se réunir : leurs propres besoins les y ont incités. Une fois unis, ils comprirent la nécessité de dicter des règles pour encadrer leur conduite. Ils se sont donc rassemblés pour les établir. Chacun donna son avis jusqu’à ce que la majorité se mit d’accord. Les opinions ainsi réunies exprimaient la volonté générale. Et cette volonté traduite en mots fut appelée loi.

 

D. : Donc, pour qu’il y ait loi, il faut une déclaration de la volonté de l’ensemble des citoyens. Le cas échéant, il n’y a pas de lois parmi les peuples qui ont un roi, puisque celles-ci ne sont alors pas faites par tous les citoyens, mais par le roi seul.

M. : En effet : celles que ces peuples appellent lois ne sont que les caprices de la volonté d’un seul homme. Mais il y encore d’autres inconvénients qui règnent dans de tels États. Je te demande par exemple : les lois doivent-elles être faites pour le bonheur commun de tous les citoyens ou pour le bonheur d’un seul ?

 

D. : Il est facile de répondre à cette question. Les lois, comme nous l’avons dit, doivent être établies pour le bonheur commun et non pour le bonheur d’un seul, puisque les hommes se sont réunis en société pour le bonheur de tous et non pour celui d’un seul ou de deux ou trois citoyens.

M. : Je te demande alors une autre chose : quand un homme seul fait la loi, te semble-t-il plus aisé qu’il la fasse selon ses propres intérêts ou selon le bonheur public ?

 

D. : Personnellement, puisque en faisant le bonheur commun je ferais également le mien, je me sentirais encouragé à faire la loi selon le bonheur commun.

M. : Tu as complètement raison, et c’est ainsi qu’il faut procéder. Mais les scélérats qui se font appeler rois ou nobles, mais qui ne sont en réalité que des tyrans et des oppresseurs du genre humain, ne se réjouissent pas du bonheur commun. Corrompus, avares, ambitieux, ils voudraient tout sacrifier à leurs propres intérêts et passions. Et, crois-moi, tous les rois sont de la même trempe. C’est la raison pour laquelle leurs lois ne sont jamais faites au service du bien général, mais au service de leurs privilèges personnels.

 

D. : Mais ne pourrait-il pas y avoir un roi qui fasse des lois sages ?

M. : Non, un tel roi n’existera jamais. L’amour-propre qui anime les rois les conduira toujours à faire des lois selon leurs propres intérêts. C’est dans la nature humaine.

 

D. : Je me souviens pourtant qu’on m’a dit qu’il y a eu des rois qui ont rendu leurs peuples heureux.

M. : Écoute ce que je vais te dire et garde-le bien en mémoire. Dorénavant, apprends à haïr et mépriser les tyrans qui se disent rois. Tu dis qu’il y a eu des rois qui ont rendu des peuples heureux. C’est faux. Si tu lisais l’histoire, tu verrais qu’ils ont tous été scélérats. Ceux dont tu dis qu’ils ont rendu des peuples heureux n’ont jamais été bons et vertueux. Ils ont juste été moins méchants que le reste. Tu dois aussi comprendre que les éloges reçus par eux sont en fait des adulations de ceux qui avaient le malheur de les côtoyer. Tu sauras alors qu’il n’y a jamais eu de roi qui ait vraiment rendu ses peuples heureux. Il y en a peut-être eu qui ont pris quelques mesures utiles, mais tu n’en trouveras aucun qui ait consacré une législation entière au bonheur commun. En outre, ces rois ont été très rares au cours de l’histoire, au maximum deux ou trois. Je vais encore plus loin : même ces mesures sages ont été injustes. Elles sont en réalité une usurpation, puisque les lois doivent toujours être l’expression de la volonté générale et que les tyrans, en usurpant ce pouvoir, ont usurpé les droits des peuples. C’est donc une injustice et une oppression.

 

D. : Mais si le peuple avait lui-même cédé ce pouvoir à son roi, il n’y aurait alors plus d’oppression ni d’usurpation.

M. : Si, il y en aurait encore.

 

D. : Comment ça ?

M. : Voici comment : le peuple ne peut jamais céder ses droits, puisqu’il renoncerait ainsi à son bonheur. Le peuple ne peut pas avoir l’intention d’aliéner sa volonté. S’il avait renoncé à ses droits ou dit vouloir aliéner sa volonté, une telle cession ou donation serait nulle et invalide. Le peuple pourrait par conséquent toujours reprendre ses droits et celui à qui ils auraient été cédés serait toujours un usurpateur. Sais-tu comment devrait être considérée cette aliénation ? Comme celle que ferait de ses biens un imbécile, un fou, un enfant ou un homme souffrant de délire. Une telle donation serait-elle valide ?

 

D. : Non.

M. : Donc ne serait juste et valide même pas la donation par laquelle un peuple aliénerait ses propres droits. La raison invaliderait cet acte. Elle déclarerait usurpateur quiconque aurait arraché à un peuple imbécile un acte allant contre son bonheur. L’usurpation serait plus manifeste encore si le peuple avait été forcé à réaliser un tel acte. Car la loi doit être librement exprimée par le peuple.

 

D. : Que signifie que la loi doit être librement exprimée par le peuple ?

M. : Cela signifie que le peuple ne doit pas être forcé dans l’expression et la déclaration de sa volonté. La déclaration serait nulle s’il y avait des armées contraignant le peuple à se déclarer de telle ou telle manière ou des hommes qui l’intimideraient. Le pouvoir des rois est donc illégitime puisque les peuples sont empêchés de déclarer leur volonté par les forces armées que les tyrans entretiennent sur le dos des peuples.

 

D. : Tu as dit que les lois doivent rechercher le bien commun. Mais si le peuple faisait une loi qui, au lieu de servir, serait contraire au bonheur général, cette loi serait-elle quand même juste ?

M. : Je te réponds d’abord qu’il est impossible qu’un peuple se trompe tout entier sur son bonheur et qu’il établisse une loi contraire à ses propres intérêts. Et si un peuple établissait une telle loi, celle-ci serait quand même injuste. Car la loi ne peut ordonner que ce qui est juste et utile à la société et ne peut interdire que ce qui est injuste et nuisible.

 

D. : Et si la loi protégeait une partie des citoyens et pas une autre ?

M. : Elle serait tout aussi injuste. Chaque loi doit protéger et punir tous les hommes de la même manière. Tous sont égaux aux yeux de la loi comme ils le sont par nature.

 

D. : Alors, puisque les citoyens sont égaux aux yeux de la loi, il ne doit pas y avoir de distinctions entre nobles et roturiers.

M. : En effet. Les hommes étant tous égaux, il ne doit pas y en avoir. Ces distinctions de naissance et de sang sont absurdes, puisque le sang de tous les hommes est le même. Aucun homme ne vient au monde plus doté qu’un autre. Les nobles sont le fléau du genre humain. Ils vivent aux dépens des autres : oisifs et corrompus, ils se nourrissent du travail des peuples. As-tu déjà vu des herbes qui poussent sur et au détriment des autres ? Voilà l’idée des nobles : le sang du peuple, qu’ils sucent, est leur sève. Toute distinction de naissance doit donc disparaître pour deux raisons. D’abord, parce qu’une telle distinction n’existe pas dans la nature. Ensuite, parce qu’elle est nocive pour le peuple et donc mauvaise pour la majorité des citoyens. Non seulement de telles distinctions ne doivent pas exister, mais en plus tous les hommes peuvent et doivent être admis aux mêmes emplois. Pourquoi, alors que tous les hommes sont égaux par nature ainsi qu’aux yeux de la loi, d’aucuns monopoliseraient-il certains emplois ?

 

D. : Parce que certains ont plus de mérite que d’autres.

M. : Si la raison pour laquelle on attribue un emploi est la naissance, c’est injuste. Mais si l’emploi est attribué en fonction du mérite, cela est une bonne chose car seul le mérite, c’est-à-dire les talents et la vertu, distingue les hommes entre eux.

 

D. : La société tolère-t-elle donc une préférence ?

M. : Oui, mais seulement la préférence qui provient du mérite. Or, comme tous les hommes peuvent acquérir du mérite, cette préférence n’offense personne. En outre la préférence qui provient du mérite est utile à la société. Elle est la source de grands avantages : elle éveille les talents et la vertu et conduit aussi à la considération. C’est pourquoi, alors qu’ils sont rares dans les États où seuls nobles et seigneurs peuvent occuper les charges, les talents et la vertu s’éveillent là où tous les hommes sont égaux.

 

D. : Faut-il admettre la distinction qui découle des biens et de l’argent ?

M. : Non. L’argent et les biens sont extrinsèques aux hommes. Un homme peut être plein d’argent et rester le plus vil et méprisable des hommes. N’oublions pas que les riches sont souvent avares, et que l’avarice pousse facilement les hommes à sacrifier le bien commun à leur bien personnel.

 

D. : Selon ce principe, tous les hommes de la société devraient donc jouir d’une égale proportion des biens. Il y aurait ainsi une vraie égalité. Mais il me semble impossible que cela puisse être ainsi.

M. : Tu as raison de dire que cela est impossible, et il ne faut pas déduire une telle conséquence de que j’ai dit auparavant. La nature de l’homme et les circonstances dans lesquelles se trouvent les peuples ne permettent pas de les amener à cette égalité parfaite. Nous ne devons pas y penser ; cela reviendrait à jeter les hommes dans les erreurs de la guerre civile ou de l’anarchie. Puisque la manière de vivre, le nombre d’enfants ou l’activité troubleraient cette égalité et que les hommes ne sont pas disposés à vivre en commun, nous devons admettre une certaine inégalité dans la société. Cette inégalité ne doit pourtant pas être telle qu’il y ait des hommes extrêmement riches et d’autres excessivement pauvres. Si nous ne pouvons pas obtenir une stricte égalité, faisons au moins en sorte que tous les hommes aient une certaine part des biens et que l’écart entre les richesses ne devienne pas trop grand.

 

D. : Qui s’occupera de cela ?

M. : La loi, qui considère égaux tous les citoyens.

 

D. : Comment le fera-t-elle ?

M. : Par certaines mesures dont je ne peux te parler maintenant. Ces mesures, sans toucher aux propriétés des citoyens, doivent chercher à diminuer la grande disproportion des biens. Il n’y aura plus de pauvres, tous les citoyens vivront dans un certain confort et, en ce qui concerne les biens, une certaine égalité règnera dans la société.

 

D. : Qui doit élaborer ces lois ?

M. : Tous les citoyens d’un âge déterminé par la loi. Mais nous avons déjà suffisamment parlé de l’Égalité. Parlons désormais un peu de la Liberté.

 

 

Article VI : la liberté

D. : Qu’est-ce que la liberté ?

M. : C’est le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits des autres. Je vais t’expliquer cela. Nous pouvons faire des choses. Nous pouvons, par exemple, lever un bras, marcher, parler, réaliser telle ou telle autre action. Mais il y a des actions qui font du mal à d’autres hommes et des actions qui ne font aucun mal. Si je bouge simplement un bras, je ne fais du tort à personne. Mais si en le bougeant je frappe quelqu’un, alors je lui fais du mal. La liberté consiste en ce que nous pouvons faire, et il nous est permis de faire tout ce qui ne cause pas du tort aux autres. Voici la liberté morale, pour la distinguer de la liberté naturelle.

 

D. : En quoi consiste cette liberté naturelle ?

M. : Elle est la force grâce à laquelle nous pouvons réaliser ce que nous voulons. Je marche si je veux marcher, je m’assois si je souhaite m’asseoir, et je peux parfaitement faire toute chose que j’ai envie de faire.

 

D. : Je peux donc faire tout ce que je souhaite ?

M. : La liberté naturelle est plus étendue que la liberté morale car pour la première il suffit d’avoir la force de réaliser ce que l’on veut faire. La seconde interdit de réaliser ce qui fait du tort aux autres même quand j’ai la force de le faire.

 

D. : Mais pourquoi, si j’ai la force de faire une chose, ne puis-je pas la réaliser à cause du tort qu’elle fait à autrui ? Je constate que je possède le sentiment de ne pas faire du tort aux autres, mais d’où provient-il ?

M. : La nature nous apprend que nous ne devons pas faire à autrui ce que nous ne voulons pas qu’il nous fasse. Cet enseignement de la nature est fondé sur le fait que si nous faisions du mal aux autres, les autres nous en feraient aussi et nous ne serions donc pas heureux puisque nous nous ferions une guerre continuelle. Bien que la liberté naturelle jusqu’où s’étend le pouvoir de l’homme nous accorde la force de faire ce que nous voulons, la nature nous avertit de ne pas faire ce qui nuit aux autres. Voilà pourquoi la nature fonde la liberté. Voilà aussi pourquoi la liberté n’est pas la même chose que la licence.

 

D. : Qu’est-ce que cette licence ?

M. : C’est le comportement d’un homme qui fait tout ce qui lui passe par la tête même quand cela cause du tort aux autres.

 

D. : Je comprends parfaitement que l’une n’est pas l’autre et que l’homme libre n’est pas licencieux puisqu’en jouissant de sa liberté il fait ce que la nature lui a appris : ne pas nuire aux autres.

M. : Exactement. La justice est donc la règle de la liberté. Il est permis de faire tout ce qui est juste. Il est interdit de faire tout ce qui est injuste.

 

D. : L’homme peut-il faire en société usage de cette liberté ?

M. : Évidemment. Si l’homme ne pouvait en société jouir de cette liberté, il aurait perdu l’exercice de ses droits et serait malheureux, ce qui est contraire à la raison d’être de la société. Voilà pourquoi la loi, qui doit protéger les droits de l’homme, doit veiller à ce que personne n’empêche un autre de faire ce qu’il souhaite. La loi doit donc défendre la liberté des individus qui composent la société. La loi doit ainsi défendre la liberté de parler et d’écrire, la liberté de presse et de religion.

 

D. : Est-il donc à chacun permis d’exprimer et d’imprimer ce qu’il veut ?

M. : Oui. Cette liberté présente de considérables avantages. On apprend rapidement quand le gouvernement commet des erreurs. La voix publique rappelle immédiatement à l’ordre les fonctionnaires qui osent s’arroger ce qui ne leur appartient pas. La crainte de la censure pousse chaque homme à accomplir son devoir.

 

D. : Est-il permis d’exercer n’importe quelle religion ?

M. : Oui. Les lois n’ont pas à s’occuper de religion. Chacun peut exercer la religion qu’il souhaite. Nous devons vivre en frères même avec ceux qui pratiquent une autre religion que la nôtre. La religion est une affaire dont le jugement ne nous appartient pas, mais appartient à Dieu. Si lui les tolère, ne devrions-nous pas également toutes les tolérer ?

 

D. : Chacun sera donc autorisé à professer le culte qui a sa préférence ?

M. : Le gouvernement doit effectivement veiller à ce que personne ne soit inquiété dans l’exercice de son culte. Chacun doit le pratiquer pacifiquement, sans disputes, sans rixes et sans insultes. Tous les hommes doivent se considérer comme des frères. Leur but doit être le bonheur, et ils seront heureux lorsqu’ils s’aimeront tous les uns les autres. Quel intérêt de nous battre pour le ciel et de faire la guerre pour la religion ? Ne vaudrait-il pas mieux vivre ensemble pacifiquement et travailler au bonheur commun ?

 

 

Article VII : la sécurité

D. : Parle-moi un peu de la sécurité.

M. : La sécurité est la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne et de tous ses droits.

 

D. : Quels sont les moyens employés par la société pour assurer aux hommes la sécurité de leur personne et l’exercice de leurs droits ?

M. : Les lois dont la société confie l’exécution entre les mains des membres du Gouvernement.

                                                                              À suivre

 

 

Lodovica Braida, Le guide del tempo: produzione, contenuti e forme degli almanacchi piemontesi nel Settecento, Torino, Deputazione subalpina di storia patria, Torino, 1989.

Lodovica Braida, L’autore assente: l’anonimato nell’editoria del Settecento, Bari/Roma, Laterza, 2019.

Paolo Conte, « Michele de Tommaso: tra Costituzione montagnarda e sistema napoleonico (1792-1804) », Il Risorgimento, 2016, n° 2, p. 8-42.

Paolo Conte, « Le Commissariat d’Oneille : au-delà de Buonarroti (1794-1796) », Annales historiques de la Révolution française, 2017/2, n° 388, p. 75-106.

Luciano Guerci, « I giornali repubblicani nel Piemonte dell’anno VII », in Dal Trono all’Albero della Libertà. Trasformazioni e continuità istituzionali nei territori del Regno di Sardegna dall’antico regime all’età rivoluzionaria, Rome, 1991, Ministero per i beni culturali e ambientali, Ufficio centrale per i beni archivistici, tome 2, p. 525-563.

Luciano Guerci, Mente, cuore, coraggio, virtù repubblicane. Educare il popolo nell’Italia in rivoluzione (1796-1799), Torino, Tirrenia Stampatori, 1992.

Luciano Guerci, « Aspects du débat sur l’Égalité durant le Triennio républicain », Annales historiques de la Révolution française, 1998, n° 313, p. 409-430.

Luciano Guerci, Istruire nelle verità repubblicane: la letteratura politica per il popolo nell’Italia in rivoluzione (1796-1799), Bologna, Il Mulino, 1999.

Anonyme, Catéchisme sur les droits de l’homme. Disciple et Maître, [Naples, 1799], présenté par Stefano Carlucci et traduit par Alexandre Frondizi, in Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 7 avril 2021, Url : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/catechismes/10.html