Projet Lauréat PSL-Columbia 2018 :
Société des Droits de l’Homme et du Citoyen, Exposé des principes républicains, [Paris, 1833], présenté par Vincent Peillon, dans Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 15 juin 2021, URL : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/catechismes/21.html
L’Exposé des principes républicains de la Société des Droits de l’Homme et du Citoyen est sans doute un texte de circonstance, écrit dans un contexte déterminé, pour répondre à un objectif précis. Publié en 1833 et signé collectivement par toutes les tendances républicaines regroupées dans le Comité central de la Société des Droits de l’Homme, ce texte devait d’abord permettre de surmonter les fractures, les oppositions et les divisions qui menaçaient l’existence même de ce mouvement républicain naissant, et de réaliser son unité. Mais, pour atteindre cet objectif, ses rédacteurs choisirent de présenter non seulement un programme précis d’actions et de réformes politiques, mais aussi une doctrine et même une philosophie politique. Le texte devenait dès lors bien plus qu’un texte de circonstance. Il devenait un texte de référence, appelé à avoir de l’avenir puisqu’il formalisait pour la première fois de façon synthétique ce que serait la doctrine du républicanisme français.
Connue surtout pour les attaques dont elle était incessamment l’objet, la Société des droits de l’Homme voulait recruter de nouveaux membres en faisant connaître ses principes et ses objectifs. Il s’agissait pour elle, à travers cet exercice, d’affirmer que le parti républicain était le seul à avoir une doctrine en phase avec le pays, ses attentes, ses évolutions, capable d’unir autour d’elle par les seules vertus de la persuasion et de la conviction.
Si l’on veut comprendre le républicanisme français dans sa spécificité, et être capable de rectifier bien des préjugés qui continuent de circuler à son égard, ce court texte est sans doute le plus décisif du point de vue historique et doctrinal. Le programme et la philosophie qui s’y trouvent exposés seront ceux des républicains de principes, des républicains de la veille, tout au long du XIXesiècle.
« Décisif », c’est ainsi d’ailleurs qu’il fut jugé dès sa parution par certains de ses contemporains, et non des moindres. « Lumineux », « incisif », « brûlant », et au final « historique », c’est déjà de cette manière que Louis Blanc qualifie l’Exposé des principes républicains dans son Histoire de dix ans. Et si Louis Blanc évoque le contexte dans lequel ce manifeste a été produit, c’est toutefois surtout pour son contenu et les débats auquel il prêta lieu qu’il doit selon lui être considéré comme « historique ». En particulier par la nouveauté qu’il propose dans l’articulation entre droits formels et droits réels et par la conception de la liberté non comme droit mais comme pouvoir qui lui est liée. Dans cette affaire, Louis Blanc considère aussi qu’il s’agit d’une «réhabilitation » nécessaire, par les démocrates, du « principe d’autorité »[1].
Reprenant une inspiration qui avait été présente dans la Révolution, ce manifeste marquerait donc une césure dans l’histoire du républicanisme en ouvrant une nouvelle époque de l’émancipation, celle où la question des moyens de réalisation de l’égalité et des droits deviendrait une question centrale, peut-être la question centrale. D’un côté, on trouve ceux qui considèrent que l’affirmation des droits formels est suffisante, et que toute tentative de déterminer par la puissance sociale les moyens de les réaliser effectivement risquerait de les limiter, voire de les compromettre. De l’autre, on trouve ceux qui considèrent qu’il convient au contraire d’organiser cette action de la puissance sociale, sous peine que la liberté et les droits ne soient que des illusions, la République une hypocrisie et une mystification.
Les premiers se considèrent comme républicains, mais peuvent se satisfaire du suffrage censitaire, voire de la monarchie, et ils se défient du mouvement ouvrier dont ils écrasent les révoltes par la force. Pour eux, le droit au travail ou le socialisme sont les fossoyeurs de la liberté, et donc les ennemis de la République. Très vite ils se présenteront comme les gardiens du libéralisme et, recueillant un héritage thermidorien, ne cesseront d’opposer la révolution de 1789 à celle de 1793, la bonne et la mauvaise révolution, la révolution de la liberté et celle de la Terreur. Ils se définiront bientôt eux-mêmes comme les partisans d’une République conservatrice.
Les seconds leur disputent le titre de libéraux. Ils refusent de leur abandonner le libéralisme politique, qu’ils distinguent soigneusement de l’utilitarisme, du libéralisme économique, du « laissez faire laissez passer », de l’économie politique anglaise. Le libéralisme exige, s’il ne veut pas rester impuissant, selon l’expression employée par Pierre Leroux, la République sociale[2]. C’est pourquoi d’ailleurs l’opposition entre libéralisme et républicanisme, langage de la vertu et langage des droits, n’est pas plus pertinente pour saisir les enjeux de ce nouvel âge de l’émancipation que l’opposition entre liberté des modernes et liberté des anciens[3]. Pour eux, à l’inverse des premiers, socialisme et république doivent se marier naturellement et nécessairement. C’est la position de Pierre Leroux. Ce sera celle encore de Jean Jaurès et de Léon Blum. Les débats entre ces deux branches du républicanisme portent dès lors sur le suffrage universel, le droit au travail, la propriété, l’impôt progressif, la nature de la liberté, le sens de l’individualisme, les prérogatives de l’État.
On observera que, près de deux siècles après, ces débats structurent encore notre actualité philosophique et politique. Les signataires de cet Exposé avaient d’ailleurs une vive conscience de la situation historique qui était la leur : « il n’y a plus d’actualité qu’en nous » lit-on dans l’Exposé. Et il est vrai que si ces socialistes républicains ou ces démocrates socialistes ont parfois été oubliés ou moqués par l’histoire[4], le programme politique et social qui était le leur a toutefois triomphé au point d’être devenu la propriété commune de tous les républicains[5]. Ce qui semblait alors d’extrême gauche – le suffrage universel ; l’école publique, gratuite, obligatoire ; l’élection des maires des communes ; l’organisation de la solidarité avec les assurances sur les retraites, les accidents du travail, la maladie, le chômage ; la limitation du temps de travail, en particulier de celui des enfants ; le droit d’association, les syndicats ; l’abolition de l’esclavage ; les droits des femmes ; la propriété publique du capital et les services publics ; l’impôt progressif… – est devenu le patrimoine commun des républicains, y compris pour partie de certains qui aujourd’hui se situent à la droite du spectre politique.
L’« actualité » que les républicains de 1833 s’attribuent est bien celle d’un nouvel âge de l’émancipation, mais elle est aussi celle d’un moment historique précis. Les Trois Glorieuses et la Monarchie de Juillet constituent un moment de profonde restructuration du champ politique et de ses problématiques centrales, avec l’émergence du mouvement républicain et celle du mouvement socialiste. À cet égard, en venant unir différents courants du mouvement républicain et socialiste naissant, cet Exposé marque bien une étape décisive dans la constitution de ce nouveau champ politique. Il est l’acte de baptême de la famille que l’on pourrait appeler celle des républicains socialistes, qui furent en France, comme ce texte le démontre, les premiers des républicains.
Pour bien comprendre cette naissance, il faut sans doute la resituer dans son contexte. Comme le rappelle Louis Blanc, ce « programme » fut d’abord le résultat d’une dispute au sein du mouvement républicain entre partisans de l’action violente et partisans de l’action progressive et pacifique, entre partisans de l’insurrection et partisans de l’étude et de la propagande : « Vers le milieu de l’année d’assez graves dissidences avaient partagé en deux camps la Société des droits de l’Homme »[6]. L’alternative telle qu’il la présente était entre la destruction et la persuasion. Les chefs républicains décidèrent de faire appel à deux saint-simoniens passés au républicanisme et au socialisme pour rédiger un programme qui se voulait à la fois une synthèse capable de faire l’unité du mouvement et une boussole pour son action. Pierre Leroux et Jean Reynaud furent alors sollicités[7].
Dans La Grève de Samarez, Pierre Leroux donne une autre lecture de cette division du parti en tendances. Fidèle à sa philosophie politique et à sa manie de la triade, il représente cette division selon les trois termes de la devise républicaine. On notera qu’il la réintroduit dans une histoire plus longue, qui est celle de la Révolution française. Dans cette dernière, selon Pierre Leroux, trois sectes s’étaient combattues et avaient été rivales : celle de la Liberté, incarnée par Danton ; celle de l’Égalité, incarnée par Robespierre ; et celle de la Fraternité, incarnée par Desmoulins. Ce sont ces trois sectes que Pierre Leroux retrouve dans la Société des Droits de l’Homme : « Je les trouvai, ces trois Sectes, je les trouvai rivales ardentes et acharnées l’une contre l’autre, quand Marrast, Godefroy Cavaignac, Vignerte et Lebon, nous invitèrent, Reynaud et moi-même, à nous adjoindre à eux dans le Comité de la SDH. Il s’agissait de calmer, s’il était possible, les différends des membres du Comité, et de les aider à préparer un credo Républicain »[8]. Marrast représentait alors la Liberté ; Godefroy Cavaignac, la Fraternité ; les deux autres, Vignerte et Lebon, l’Égalité.
Un bref rappel est nécessaire pour comprendre ce qu’avait été l’éclipse, au moins partielle, des républicains. La première République avait fait long feu. À la Convention, sombrant dans la Terreur, avait succédé Thermidor puis le Consulat. La Révolution, pour de longues années, était identifiée à la Terreur, et Robespierre au Tyran. L’Empire et la Restauration avaient succédé à la République. Durant ces années, la tradition républicaine, et la tradition jacobine encore davantage, avaient fait profil bas. Être un conventionnel, avoir voté la mort du Roi, avoir participé à la Terreur pouvaient mériter l’exil.
Après s’être rangé aux côtés des Bourbons au moment de la Restauration, La Fayette était passé dans l’opposition face à la réaction qui s’était mise en place à partir de 1820. Libéraux, bonapartistes et républicains avaient fait ensuite, durant une décennie, chemin ensemble dans l’opposition, les républicains étant sans doute les plus dissimulés, surtout après les échecs des complots, en particulier celui qui conduisit en 1822 à l’exécution des quatre sergents de la Rochelle. Les Trois Glorieuses, et les premières années du règne de Louis-Philippe, opérèrent une clarification entre ces différentes familles. Ceux qui avaient été rassemblés dans l’opposition sous la Restauration se séparèrent : les libéraux se rallièrent au pouvoir de Louis-Philippe, et le mouvement républicain commença à se détacher et à reprendre consistance. Il le fit dans un lien, dont témoigne cet Exposé, avec le mouvement ouvrier et socialiste naissant.
Toutefois, dès la deuxième moitié des années 1820, le mouvement républicain, réfugié dans les sociétés secrètes, s’était doté d’instruments de publicité et s’était attaché à réapparaître au grand jour. Il le faisait à travers des journaux, comme La Tribune des départements, dont le premier numéro fut publié le 8 juin 1829 et où écrivait Armand Marrast, mais aussi à travers d’autres titres comme Le Patriote, la Révolution, La Jeune France… On revendique un héritage, celui de la Convention, qui n’est plus seulement assimilé à celui de la Terreur, mais à celui des droits de l’Homme, de l’égalité, du droit de résistance, de l’association, de la solidarité, de la fraternité. Robespierre lui-même est remis à l’honneur. Par Philippe Buonarroti, bien entendu, dans son ouvrage de 1828, Conspiration pour l’Égalité de Babeuf, mais aussi par d’autres comme Laurent de l’Ardèche ou Achille Roche[9].
L’interprétation de la Révolution, son appropriation et sa continuation sont pour les hommes de cette génération des enjeux qui engagent le présent et même l’avenir[10]. Cet Exposé recueille donc un héritage, celui de la première République, de la Convention, des sans-culottes, des jacobins, et même des babouvistes. Cet héritage se construit dans la polémique avec ceux qui demeuraient attachés à la Constituante, comme Lafayette ou Thiers, et ceux qui voudront sans cesse distinguer entre 1789 et 1793, la bonne révolution de la liberté et la mauvaise révolution de l’Égalité. Ce travail de réhabilitation d’une Révolution qui est un « bloc », selon l’expression qui sera celle de Clémenceau en janvier 1891, où liberté et égalité sont indissociables, où l’égalité de droit exigerait l’égalité de fait, s’était donc préparé avant 1830 avec la réhabilitation de la Montagne et surtout de Robespierre.
Dans ce contexte, il faut aussi comprendre que le mouvement politique républicain naissant ne peut se séparer de l’émergence du socialisme, d’abord à travers le saint-simonisme, ensuite à travers les révoltes ouvrières qui jalonnèrent ces années de révolution industrielle, d’émergence d’un prolétariat urbain et de paupérisation. Le mouvement saint-simonien, confronté à la révolution de 1830, puis au schisme entre Bazard et Enfantin, proposait lui aussi la jonction entre le mouvement socialiste et le mouvement républicain. On retrouvera cette veine républicaine, celle de Bazard[11], dans le saint-simonisme, puis évidemment chez Pierre Leroux et Jean Reynaud, les deux rédacteurs de l’Exposé. Mais ce texte se produit aussi dans un contexte social particulier, celui des premières révoltes ouvrières et des répressions sanglantes exercées à leur égard. Il propose d’accélérer « l’émancipation de la classe ouvrière » et « l’assistance aux prolétaires comme premier devoir », à travers une réorganisation des fonctions industrielles, soit une meilleure division du travail et une plus juste répartition des biens.
Entre la République et le socialisme, la jonction est établie. Elle l’est du point de vue des organisations, elle l’est du point de vue de la doctrine, elle l’est aussi du point de vue des leaders. C’est dans ce contexte que se développe la Société des Droits de l’Homme. Elle avait été créée après 1830. Elle compte alors plusieurs milliers d’adhérents organisés en sections de 10 à 20 membres et s’est installée fortement en province. À sa tête, l’opposition entre Raspail et Lebon recoupe celle entre pacifistes et insurrectionnels. Les seconds veulent scissionner et créent une Société des droits du peuple qui publie des brochures. La Société des Droits de l’Homme est elle-même issue de la Société des Amis du Peuple, qui avait inscrit la question sociale en même temps que la question démocratique à son agenda. Raspail va succéder à Trélat à la présidence de la Société et tourner celle-ci vers l’étude et la pédagogie pour les ouvriers[12]. C’est une société plus radicale qu’Aide toi le Ciel t’aidera ou que l’Association de défense de la presse. Charles Teste, qui sera l’auteur en 1833 d’un Projet de Constitution républicaine et Déclaration des principes fondamentaux de la société, et Voyer d’Argenson, auteur des Boutades d’un riche à sentiments populaires, y incarnent, avec d’autres, la tendance républicaine. On trouve à leurs côtés toute une jeunesse qui accède à la notoriété : le député Garnier-Pagès, qui s’illustre à la Chambre le 29 novembre 1832 ; et Godefroy-Cavaignac, qui préside le Comité central.
Si l’on doit garder ce contexte à l’esprit, on doit aussi mesurer combien cet Exposé permet de marquer d’emblée l’écart de la doctrine républicaine à la caricature que ses adversaires ont pu en donner, et de lui restituer sa véritable nature, assez éloignée de ce qu’ont pu en transmettre les historiographies dominantes, qu’elles soient marxiste, libérale ou républicaine. Brièvement, nous caractériserons ces trois historiographies de la façon suivante. L’historiographie marxiste insiste sur le caractère révolutionnaire, insurrectionnel, matérialiste et populaire de la République. C’est cette même république sociale, qui s’attaque à la propriété et soutient la loi agraire, que l’historiographie libérale propose non pour la soutenir bien entendu, mais pour en faire un repoussoir. Ces deux historiographies présentent de fait une même disposition et partagent pour une part une même interprétation de la République. Le centralisme, l’étatisme, la violence, le matérialisme, le populisme, l’athéisme antireligieux caractérisent le républicanisme, d’un point de vue positif pour le marxisme, même s’il se désole des trahisons permanentes de la République réelle à l’égard de son idée, d’un point de vue négatif pour l’historiographie libérale, qui voit dans cette outrance socialiste qui travaille la République depuis la Révolution un grand péril et une tentation suicidaire qu’il convient de combattre sans répit. Quant à ce que nous nommons ici l’historiographie républicaine, elle a fait fond sur la République des opportunistes, de Gambetta, de Ferry, héritière, selon elle, de Condorcet et des Idéologues[13]. Cette République tient à distance la République sociale des républicains de principe, ceux qui, héritiers de la Convention, de la Déclaration des droits de Robespierre, refusent de séparer la liberté et l’égalité.
Ces trois historiographies, libérale, marxiste, républicaine conservatrice, passent à côté de traits essentiels du républicanisme français que nous trouvons exposés dès ce texte inaugural de 1833, opportunément négligé par elles. En tout premier lieu, le républicanisme n’est pas un positivisme. Il n’est pas davantage un matérialisme. Certes, il pose la question de la propriété et de ses limites. Il pose aussi celle de l’impôt progressif et du crédit. Il ne se détourne donc pas des questions de production et de redistribution. Il ne méprise ni la matière ni les besoins. Mais, ce qui le guide dans cette voie, ce sont toujours des considérations philosophiques, juridiques et morales. Considérations philosophiques car chacun sait que la liberté, qui reste le but de la société libérale des individus dont le républicanisme est l’héritier, n’est pas la licence et doit accepter de se mesurer, de se régler, pour être partagée par tous et non contredite. C’est pourquoi la liberté libérale se doit d’être une liberté républicaine, c’est-à-dire une liberté sous le couvert de la loi. Ainsi, la liberté suppose le droit, à charge pour lui non seulement de protéger des libertés déjà existantes mais de produire les libertés de chacun et de tous.
Ensuite, sauf à considérer qu’il ne s’agirait là que d’un jeu d’esprit, voire d’un jeu de mots ou d’un jeu de dupes, cette liberté produite par le droit se doit d’être une liberté que l’on peut exercer, soit un pouvoir et non seulement un droit. Certes, chacun convient que c’est déjà un progrès de vivre dans une société qui vous accorde le droit de propriété, le droit de travailler, le droit de circuler, le droit de vous éduquer. Mais si aucun de ces droits ne peut s’exercer concrètement, si certains peuvent jouir de ces droits, faire des études, travailler, voyager, et d’autres non, alors nous trouvons une situation qui ne permet pas de parler de liberté et qui, à terme, met en danger la question de la légitimité du droit et du pouvoir. Sans justice, il n’y a pas de liberté. Mais il n’y a pas de démocratie non plus. C’est pourquoi la question de l’égalité, ou celle de la fraternité, ne sont pas pour les républicains des questions extrinsèques à celle de la liberté. C’est le concept de liberté lui-même qui exige l’égalité et la fraternité, d’un point de vue analytique[14].
Mais la question ne peut être seulement philosophique, logique ou juridique. Elle est morale, en ce sens que le principe dernier sur lequel repose cette conception de la liberté comme non-domination et pouvoir, comme autonomie politique, est en dernier lieu une conception de la personne humaine comme douée de raison, de dignité, de la capacité à se fixer elle-même des fins et de déterminer les moyens de les atteindre. On observera, à la lecture de cet Exposé, que c’est donc d’un socialisme moral et d’un socialisme rationnel ou rationaliste qu’il s’agit. La question du suffrage universel est sans doute la question essentielle, et celle dont on attend toutes les autres avancées. Mais la démocratie n’est pas pour autant la démagogie. Le nombre ne saurait suffire à asseoir la légitimité. Il doit obéir à des valeurs supérieures, et celles-ci ne sont pas rien : elles relèvent de la raison et de la morale.
S’il n’est pas non plus un positivisme, malgré l’appel qui est le sien à la raison, à l’étude et même à l’expérience, c’est parce qu’il ne réduit pas cette rationalité à de simples lois de répétition des faits et à des régularités observées. La rationalité républicaine pose des fins. Contrairement au positivisme dans sa stricte acception, elle n’évacue pas les causes, pas même les causes finales. L’organisation politique républicaine assume d’obéir à des buts : intérêt général, liberté, et égalité de tous. On peut sans doute alors parler d’idéalisme, en ce sens que la doctrine politique républicaine prétend bien s’orienter sur des principes. Elle n’est pas fondée sur des faits et sur la seule observation de ce qui est. Le fait n’est pas le droit. Le droit est, au contraire, un principe de contestation des faits. Mais ce principe de contestation doit répondre lui-même à un certain nombre de principes, de règles ou de normes. Il ne peut être une démesure.
On ajoutera que, contrairement à l’opinion selon laquelle le réformisme serait un acquis tardif du républicanisme socialiste[15], il est au contraire inaugural, puisque dans ce mouvement le choix est d’emblée celui de l’opinion, de la légitimité, de la pacification, des réformes, de la persuasion, de la science, de l’étude, de la pédagogie, plutôt que celui des insurrections, des coups de main et des coups de force. Dans ce contexte, il est d’autant plus important d’avoir une doctrine clairement énoncée, des principes et des buts. Ce républicanisme social est un réformisme, un progressisme, il est aussi un réalisme : « Mais, à tous ces principes, il faut des conséquences et des moyens d’application : il ne suffit pas de constater le droit des exclus, il faut le rétablir ». Ce réalisme fait profession d’humilité. Le progrès ne s’appuie sur aucune fin de l’histoire ou science absolue. Les républicains ne professent pas une théorie de l’avant-garde. Ils assument de devoir avancer à tâtons, collectivement, et de ne pas être les possesseurs de la vérité : « c’est dans ce but de réalisation et d’examen, non pour imposer une solution, mais pour y contribuer »[16].
Il faut donc poser, comme l’a fait la Convention, « les axiomes de la civilisation, de la conscience et de la justice ». C’est de ce point de vue des principes d’ailleurs que l’on se rattache à Robespierre et à sa Déclaration des droits, à ce jour « sinon la meilleure possible, du moins la meilleure connue », Déclaration qui est un « résumé net et fécond de la raison, de la conscience et de l’expérience humaines ». Louis Blanc fait d’ailleurs observer que cette référence à Robespierre, dont le « nom fameux et terrible fit scandale »[17] tant il avait amassé contre lui « un trésor de vengeances», fut dans cet Exposé une « imprudence » et multiplia les « obstacles à vaincre »[18].
En particulier, la controverse s’est jouée, comme cela avait déjà été le cas durant la Révolution, sur l’article 6 de la Déclaration, celui qui concerne la propriété. On exagérerait à peine en disant que toute la discussion politique et économique depuis deux siècles n’en est qu’un commentaire : « La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer, à son gré, de la portion de bien qui lui est garantie par la loi ». Cet article, et cette conception de la propriété, entraînera une redoutable accusation à l’égard des républicains, suspects de vouloir procéder au partage des biens et en revenir à la loi agraire[19]. Évidemment, Louis Blanc refuse cette accusation et insiste pour montrer, selon une argumentation subtile, que cette définition de la propriété était aussi celle de Mirabeau : la condamner reviendrait donc à condamner aussi 1789[20].
En tout cas, l’Exposé développe incontestablement une orientation précise, celle de la République sociale, qui inspirera la révolution de 1848 et marquera le socialisme républicain et le radical socialisme français[21]. C’est une revendication de justice sociale et d’égalité. La doctrine de la solidarité devient la marque distinctive du mouvement républicain. On en retrouvera toujours la signature aux grands moments de refondation républicaine que la France a connus : « Ce qui le domine, c’est la réparation des iniquités sociales » affirme l’Exposé. La perspective démocratique et la perspective sociale ne peuvent se séparer.
On observera encore que, contrairement à une idée fausse copieusement répandue, la République n’est pas hostile à l’association[22]. Elle ne combat pas, de manière autoritaire, tout ce qui s’intercalerait entre l’individu et l’État. Cette vision, souvent identifiée au jacobinisme, est une méprise historique. La veine démocratique, libérale, individualiste et associative du socialisme républicain est présente dès son origine à travers les combats pour les libertés et les droits civiques : « droit d’association, de pétition, de libre expression des opinions par la presse et par toute autre voie ». C’est « le principe d’association appliqué à la vie politique » dit encore l’Exposé. Confondre le combat contre les corporations et les congrégations avec celui contre les associations est une cécité intellectuelle : elle répond en réalité à une manœuvre purement politique. On voit ici d’ailleurs à quel point le principe libéral du droit de résistance est porté par les républicains. Le devoir d’insurrection est présenté comme étant la « grande pensée morale, mère de l’affranchissement universel ».
Il est enfin important de noter que le républicanisme, s’il est un patriotisme, se distingue d’emblée de tout nationalisme pour porter des valeurs universalistes, internationalistes et cosmopolitiques. Il ne faudrait pas oublier que c’est ce mouvement qui a porté le projet d’une Europe confédérée, une « fédération de l’Europe », ainsi que celles d’organisations de paix supranationales. On en trouve l’écho dans le texte ici présenté. Le principe du libre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est pas en contradiction avec cette volonté de construire des instances politiques supranationales. Il se conjugue au contraire avec elle, les idées de paix et de souveraineté populaire étant celles qui permettent d’articuler l’un à l’autre patriotisme et internationalisme. On notera avec intérêt que, dans cette perspective, le rôle pacificateur du commerce est reconnu, puisqu’il convient de lui assurer une « liberté absolue ». On mesure encore combien républicanisme, socialisme et libéralisme sont liés à l’origine et combien, dans sa version originale et socialiste, le républicanisme français est d’emblée beaucoup plus complexe, moderne et subtil que les caricatures qu’ont pu en donner ses adversaires de gauche comme de droite.
[1] Louis Blanc, Histoire de Dix ans, Paris, Pagnerre, 1843, tome IV, p. 125.
[2] Pierre Leroux, « Plus de libéralisme impuissant », Le Globe, janvier 1831.
[3] Cette opposition entre langage de la vertu et langage des droits a été développée par John Pocock dans Le Moment machiavélien, Paris, PUF, 1997 [1975] et Vertu, commerce et histoire, Paris, PUF, 1998 [1985]. Si elle a donné lieu à de nombreux travaux, elle est aujourd’hui remise en question, en particulier par Christopher Hamel, « Prendre la vertu et les droits au sérieux », Études philosophiques, 2007/4, n° 83, p. 499-517. L’opposition entre liberté des modernes et liberté des anciens se trouve développée par Benjamin Constant dans sa conférence de 1819, in Écrits politiques, Paris, Folio, 1997.
[4] En particulier après l’échec de la révolution de 1848. Ils sont moqués à la fois par les libéraux, les marxistes et une nouvelle génération de républicains influencés par le positivisme comme étant les représentants d’un socialisme utopique, verbeux, mystique, celui des « vieilles barbes ».
[5] Rares sont ceux qui l’ont reconnu. Il convient de rendre hommage ici aux travaux de Paul Bénichou et de Maurice Agulhon.
[6] Louis Blanc, Histoire des Dix ans, op. cit., p. 112.
[7] Sur Pierre Leroux, on consultera les travaux de P. Félix Thomas, de Henri Mougin, de Jean-Pierre Lacassagne, de Armelle Le Bras-Chopard, de Jacques Viard et de Bruno Viard, de Miguel Abensour. Sur Jean Reynaud, voir D. A. Griffiths, Jean Reynaud, encyclopédiste de l’époque romantique, Paris, Marcel Rivière, 1965.
[8] Pierre Leroux, La Grève de Samarez, Paris, Klincksieck, 1979, Tome 1, Livre 1, 3e partie, chap. VI, p. 284.
[9] Pour une synthèse de cette période, le livre classique de Georges Weill, Histoire du parti républicain en France (1814-1870), Paris, Alcan, 1900 ; l’ouvrage de Francis Démier, La France de la restauration 1814-1830, l’impossible retour du passé, Paris, Folio, 2012. On consultera avec profit, Jeanne Gilmore, La République clandestine (1818-1848), Paris, Aubier, 1997 ; Jean-Jacques Goblot, Aux origines du socialisme français. Pierre Leroux et ses premiers écrits (1824-1830), Lyon, PUL, 1977 et La Jeune France libérale : le « Globe » et son groupe littéraire (1824-1830), Paris, Plon, 1994 ; Pierre Arnaud Lambert, La charbonnerie française 1821-1823, Lyon, PUL, 1995.
[10] À ce sujet, voir le petit livre classique d’Alice Gérard, La Révolution française, mythes et interprétations (1789-1970), Paris, Flammarion, 1970.
[11] Sur cette veine républicaine du saint-simonisme, voir l’introduction de Juliette Grange à la réédition, avec Pierre Musso, d’extraits des deux années de l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2020.
[12] Sur Raspail, Jean-Pierre Bédéi et Patricia Bédéi, François-Vincent Raspail, savant et républicain rebelle, Paris, Alvick, 2005 et Ludovic Frobert, Des républicains ou le vrai roman des Raspail, Lyon, Libel, 2019.
[13] On reconnaît ici les travaux de Claude Nicolet, en particulier son grand ouvrage, L’idée républicaine en France, Paris, Gallimard, 1982. Pour une critique de cette historiographie, voir notre article Vincent Peillon, « La République sans les républicains », in Olivier Christin (dir), Demain, la République, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2018, repris dans Vincent Peillon, L’Émancipation, essais de philosophie politique, Paris, PUF, 2020.
[14] Sur cette question, Michel Borgetto, La devise « Liberté, égalité, Fraternité », Paris, PUF, 1997 et Vincent Peillon, Liberté, égalité, fraternité. Sur le républicanisme français, Paris, Le Seuil, 2018
[15] C’est la thèse de ceux qui se représentent le premier républicanisme comme partisan des coups de force, situant la conversion au réformisme après le Second Empire et au début de la Troisième République. En réalité, ce débat a lieu dans le parti républicain sous la monarchie de Juillet et ce sont les tendances réformistes et pacifiques qui l’emportent. Ce sera d’ailleurs un des reproches adressés par les marxistes à ce socialisme de l’union des classes et de la fraternité, qui ne comprend pas la nécessité de la lutte des classes, de la révolution et de la dictature du prolétariat.
[16] Là encore est, on le voit, invalidée la thèse d’un socialisme utopique, idéaliste, irréaliste, ne se préoccupant pas des moyens. Et ce réformisme ne prétend pas imposer sa solution mais la construire démocratiquement.
[17] Louis Blanc, Histoire des Dix ans, op. cit., p. 114.
[18] Ibid., p. 116.
[19] Ibid., p. 117.
[20] Ibid., p. 120-121.
[21] Michel Borgetto et Robert Lafore, La République sociale. Contribution à l’étude de la question démocratique en France, Paris, PUF, 2000.
[22] C’est la représentation convenue du jacobinisme et de la tendance centralisatrice, parisienne, étatiste du mouvement républicain et socialiste. Sur cette question, Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004, et pour une critique de cette approche, Jean-Fabien Spitz, « La culture politique républicaine en question. Pierre Rosanvallon et la critique du jacobinisme français », Raisons politiques, 2004/3, n° 15, p. 111-124.
Société des Droits de l’Homme et du Citoyen, Exposé des principes républicains, [Paris, 1833], présenté par Vincent Peillon, dans Olivier Christin et Alexandre Frondizi (dir.), Bibliothèque numérique du projet Républicanismes méridionaux, UniNe/FNS, 15 juin 2021, URL : https://unine.ch/republicanism/home/bibnum/catechismes/21.html
Projet Lauréat PSL-Columbia 2018 :