Projet Lauréat PSL-Columbia 2018 :
Ce projet de recherche, imbriquant espaces et temporalités, ambitionne de rematérialiser la spatialité et les objets (instruments, mobilier, livres…) des lieux de travail d’ingénieurs de l'Ancien Régime souvent d’origine et de formation très diverses.
Explorant les concepts de milieu et de mi-lieu, il vise à rendre compte de la diversité d’environnements, souvent collectifs, parfois temporaires ou informels, envisagés comme des « courroies de transmission » entre terrain et dépôt, où étaient quotidiennement fabriqués, finalisés et ordonnés, cartes, plans, correspondances, mémoires, maquettes…
Mener une telle enquête apparaît, en effet, fondamental pour restituer l’intégralité d’une chaîne opératoire de fabrication dont chacun des maillons reste encore aujourd’hui peu connu et précisé.
Professionnels souvent itinérants, les ingénieurs de l’Ancien Régime, qu’ils aient été militaires ou géographes (ou plus rarement les deux) sillonnaient le territoire au gré de leurs affectations et du théâtre de la guerre. En imbriquant espaces et temporalités, ce projet ambitionne de rematérialiser le cabinet d’ingénieur où étaient quotidiennement fabriqués, finalisés et ordonnés cartes, plans et mémoires. Substituant la notion de mi-lieu à celle, généralement invoquée de milieu, il s’agira d’y mener une enquête collective afin de rendre compte des contraintes matérielles d’un métier qui nécessitait de se créer des environnements de travail. Cette enquête nous permet de restituer l’intégralité de la chaîne opératoire de fabrication matérielle des cartes et plans et documenter ces lieux, souvent privés, parfois informels et temporaires qui établissent un pont entre terrain et dépôt.
Argumentaire
Le terrain, entendu comme « instance majeure de construction, de transmission et de validation » (Robic, 1996), est aujourd’hui considéré comme le principal « espace matrice » de conception des cartes et plans de l’Ancien Régime. L’exemple de la cartographie militaire de la période moderne l’illustre parfaitement. Les gestes, instruments et modes d’organisation des ingénieurs « de plein vent » (Febvre), qu’ils aient été militaires ou géographes, sont essentiellement circonscrits à des opérations d’observation menées in situ (mesures, levés, dessins préliminaires…). L’ensemble de ces opérations, bien que rarement documentées par leurs protagonistes sur le terrain (à l’exception de Masse ou de Béhague), sont connues grâce aux manuels d’arpentage (Ozanam), de dessin (Gautier, Buchotte…) ou d’art militaire (Manesson Mallet, Bélidor…). À ce terrain artificiellement isotope et volontairement « réduit en art » (Dubourg-Glatigny, Vérin), s’opposent traditionnellement des lieux de conservation « situés », tels le dépôt ou la bibliothèque.
Entre ces deux espaces, subsiste néanmoins une tache aveugle sur les « endroits » où étaient quotidiennement « performés » les processus de fabrication, de finalisation (mises au net, en couleur, à l’échelle, copie…) et d’ordonnancement des documents. Hormis quelques rares occurrences de lieux officiels et formalisés, telle la « chambre des dessinateurs » de Vauban installée au château de Bazoches (1670), la maison de l’ingénieur du canal des Deux Mers (1680) ou le bureau parisien des dessinateurs de Trudaine (1744), les espaces traditionnels de formalisation des savoirs que sont l’atelier ou le cabinet restent les grands absents d’une historiographie qui a rarement évalué la spécificité du métier d’ingénieur moderne.
Qu’ils aient été géographes ou officiers du génie, ces professionnels itinérants et nomades, voyageant au gré de leurs diverses affectations et du théâtre de la guerre, ont rarement profité de lieux de travail dédiés et pérennes. Logés dans des casernes ou chez l’habitant, souvent dans les villes nouvellement conquises, ils accomplissaient bien souvent leurs processus de formalisation cartographique entre « chambre » plus ou moins privée et « bureau-logement » collectif de l’ingénieur en chef de leur circonscription. Ces environnements de travail temporaires, loin d’être des espaces fixés, étaient en constante reconfiguration matérielle et professionnelle. On sait ainsi peu de choses sur les spatialités, dynamiques et ressorts de ces lieux « investis » par les ingénieurs dans les principales villes ou chefs-lieux du royaume (hormis l’exceptionnelle description qu’en a faite Claude Masse – petite pièce sous comble chauffée par une cheminée et éclairée par un vasistas- dans son « Atlas de La Rochelle » (1687-1724).
Ce projet de recherche substitue ainsi, à la notion classique de terrain comme lieu de fabrication, celle plus englobante « de mi-lieu » de formalisation et de production cartographique. L’enquête se fondera sur plusieurs types de sources. Les plus classiques sont évidemment les inventaires après-décès des ingénieurs en chef dont l’exploitation systématique révèle une multitude d’indices qui informent, bien que de façon souvent non hiérarchisée, de la matérialité de leurs « agences à domicile ». Ce type d’enquête sérielle, au sein de laquelle l’accumulation et l’analyse quantitative sont porteuses de sens (Roche), participe néanmoins de la construction d’une « histoire des choses » somme toute assez désincarnée et inerte dont l’ambition n’est pas de rendre compte des dynamiques humaines, des interactions et des échanges qui se sont joués dans ces espaces. Il conviendra donc d’enrichir cette enquête « artefactuelle » par celle des inventaires des collections saisies au domicile des ingénieurs en chef immédiatement après leurs décès. Ces sources exceptionnelles, propres à l’administration militaire, permettent en effet de spatialiser les activités, de replacer les objets dans leurs contenants tout en reconsidérant le rôle des scories (brouillons, croquis…) qui y étaient conservés et classés. Restituant « L’ordre matériel des savoirs » (Waquet) tout autant que les rapports entretenus entre objets et milieux, elles permettent de retracer l’agencement des espaces de travail, les pratiques de collationnement (billets, liasses, ballots, rouleaux, cartons, recueils, portefeuilles, boîtes, coffrets…), les méthodes de classement et de hiérarchisation ainsi que les associations créées entre différents « outils » de travail (documents textuels et iconographiques, matériel de dessin, instruments de mathématiques, maquettes, plans-reliefs…). Elles éclairent également, en corolaire, l’ensemble de leurs préoccupations professionnelles et techniques (cartographie, fortifications, urbanisme, architecture, chantiers, procédés, engins, etc). (Cormontaigne, Frézier, Haxo, Leblond, Masse, Naudin…).